Octobre 2015
Recension de Valérie Guillemot & Michel Vial †
L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail - Alain Testart
Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2014, 192 p.
Lien vers l’ouvrage
Dans un ouvrage de moins de deux cents pages, Alain Testart apporte un point de vue d’anthropologue innovant à des questions vives relatives au travail et au genre. Alors que l’accès des femmes aux métiers traditionnellement réservés aux hommes et vice-versa constitue un enjeu politique affiché, l’auteur dresse un état des lieux de la division sexuelle du travail. Le premier constat porte sur l’équilibre de la charge de travail. Contrairement aux idées reçues, le travail des femmes n’est pas un fait moderne ; il est en revanche rendu visible par l’élargissement des horizons de ce travail. « D’étonnantes constantes » (p.9) à la fois géographiques et historiques sont repérées, à partir de la littérature existante. Par exemple, dans le champ de la fabrication, le travail des matières dures par les hommes et des matières tendres, molles ou flexibles par les femmes, se traduit dans la société française d’aujourd’hui par un taux de féminisation du secteur textile le plus important de l’industrie. Pour interpréter ces constantes, comme l’exclusion des femmes des navires ou de la chasse, l’auteur réfute les explications naturalistes et rationalistes. Ce n’est pas une cause physiologique liée à la force physique ou à la mobilité des femmes restreinte par la charge des enfants en bas âge qui entraînerait une spécialisation. Il montre notamment à partir du cas des Aborigènes australiens, que contrairement aux idées reçues, les femmes chassent mais n’utilisent pas les armes qui font couler le sang des animaux. C’est ce critère qui est discriminant. Il renvoie directe-ment aux croyances, aux interdits et aux tabous liés au sang des femmes. Chez les Inuit, les Pygmées ou les Aborigènes australiens comme dans les campagnes françaises lors de la fête du cochon, le critère de discrimination n’est pas le sang lui-même mais le sang jaillissant. Les femmes se tiennent à l’écart du geste qui fait jaillir le sang, mais peuvent prendre en charge les tâches les plus éloignées du moment de la mise à mort dans le travail de dépeçage, de transport ou de préparation des peaux. Parce que le symbolique l’emporte dans les représentations collectives, l’interdit s’étend au vin (le sang de la vigne) et au sel, aux fours gynécomorphes de la sidérurgie.
« Quand une tâche technique évoque trop fortement le corps féminin dans ses dérèglements, les femmes en sont exclues […] on éloigne la femme non pas de ce qui serait trop différent d’elle, mais bien de ce qui est trop semblable » (p.64), donc aussi de l’agitation de la mer par tempête et des entrailles de la Terre (travailler dans les sous-marins de l’armée et dans les mines d’extraction leur reste interdit en France aujourd’hui). C’est selon ce même principe qu’une femme ne peut perturber l’intérieur des corps, par similitude avec la perturbation que connaît son propre corps. L’usage des outils tranchants et coupants est réservé aux hommes alors que les femmes utilisent des outils à percussion diffuse (lancée, non coupante) et posée (coupante, non lancée), comme la faucille. Les outils féminins travaillent la surface, seuls les outils masculins perturbent le cœur des corps travaillés. La division sexuelle du travail, pour l’auteur, s’exerce donc à partir de la nature des gestes techniques qu’il requiert, et non selon la force physique ou la mobilité requises.
Alain Testart s’interroge alors sur les effets du développement de la mécanisation, qui déplace certaines tâches réalisées à la main et à domicile par les femmes vers des structures où l’échelle de production se modifie parfois en une véritable i-dustrialisation. La loi de répartition sexuelle du travail en fonction des outils ne tient plus. Selon l’auteur, cela s’explique par la confiscation par les hommes du pouvoir ainsi généré par l’activité économique, pouvoir qui s’exerce d’ailleurs initialement davantage envers d’autres hommes qu’envers les femmes.
En conclusion, il est montré que la division sexuelle du travail, historique et universelle, s’explique par des croyances, par nature irrationnelles, mais puissantes : « Pendant des millé-naires et probablement depuis la préhistoire, la division sexuelle du travail provient de ce que la femme a été écartée des tâches qui évoquaient trop la blessure secrète et inquiétante qu’elle porte en elle » (p.133). Ces croyances se conjuguent néanmoins avec d’autres facteurs, environnementaux et économiques.
En quoi cette thèse présente-t-elle un cadre de pensée pour les professionnels de l’éducation des sociétés occidentales contemporaines ? En quoi permet-elle de comprendre ce qui se joue dans notre société contemporaine quant à la division sexuelle du travail ? L’orientation des garçons et des filles, puis des hommes et des femmes vers tel ou tel champ professionnel reste fortement empreinte de théories naturalistes et rationalistes contestées par l’auteur. La connaissance des croyances qui sous-tendent la division sexuelle du travail amène à la reconnaissance de cette division comme un fait social amené à évoluer en fonction des représentations collectives.
L’état des lieux évolue progressivement, par volonté de proposer une société égalitaire entre les hommes et les femmes. Le projet, politique, se traduit par des textes législatifs, qui visent à accélérer une situation de parité dans certaines fonctions, ou à ouvrir des professions au genre qui en était exclu. En matière de formation professionnelle par exemple, un organisme comme l’AFPA traduit sa mission d’utilité sociale par un accès des femmes aux formations aux métiers traditionnellement exercés par des hommes (maçon, peintre en bâtiment…) et inversement (assistant de vie aux familles, secrétaire assistant…). Néanmoins, une réflexion sur cette situation à partir de l’ouvrage d’Alain Testart permet de pointer que cette ouverture par exemple des métiers du bâtiment aux femmes porte sur des métiers réservés aux hommes en France, là où dans d’autres pays situés sur le continent européen (anciens pays du bloc communiste), ils sont plutôt féminisés. De fait, ils ne sont pas concernés par les critères de discrimination mis en avant par l’auteur. Connaître ces critères, savoir les traduire en arguments soit pour conserver la société en l’état, soit pour la transformer, selon le projet que l’on porte, permet à un professionnel de l’éducation d’apporter des éléments de compréhension à une femme en devenir qui s’étonnerait de la résistance que rencontre son projet, par exemple, de devenir bouchère (non la femme du boucher, comme l’ambassadrice est la femme de l’ambassadeur, mais bien femme exerçant le métier de boucher). Cela pourrait aussi permettre à des décideurs, employeurs, législateurs d’étayer leurs positions ou de les réviser.
Valérie Guillemot, Chercheur associé, Laboratoire Apprentissage, Didactique, Évaluation, Formation (ADEF), Instiut Français de l’Éducation (IFé) de l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS Lyon)
Michel Vial †, Professeur des Universités, Laboratoire Appren-tissage, Didactique, Evaluation, Formation (ADEF), Instiut Français de l’Education (IFé) de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon (ENS Lyon)
Article tiré du site : https://recherches-en-education.net
Rubrique: Recensions