Vous êtes ici : Accueil » Recensions
Janvier 2018
Recension de Laurence Le Douarin
Le lycée en régime numérique. Usages et compositions des acteurs - Sous la coordination de Philippe Cottier & François Burban
Octares, Collection « Formation », 2016, 224 pages
Lien vers l’ouvrage
Cet ouvrage traite de l’évolution des lycées à l’ère numérique en prenant comme objets d’étude la pluralité des acteurs qui composent la scène lycéenne : élèves, enseignants, conseillers principaux d’éducation, chefs d’établissement. Il se propose d’étudier leurs usages des outils informationnels et communicationnels, ainsi que des plateformes telles que les environnements de travail numérique (ENT) déployés dans les lycées, lesquels n’échappent pas à ce mouvement généralisé de l’intégration des techniques de l’information et de la communication (TIC) dans les activités quotidiennes. Ordinateurs, tableaux interactifs, ENT, téléphones mobiles, courriels, logiciels divers et variés, etc. font désormais partie du paysage éducatif.
D’une lecture aisée, cet ouvrage a le grand mérite d’ouvrir la « boîte noire » des évolutions numériques dans l’enceinte du lycée et hors lycée pour étudier le processus d’appropriation des dispositifs informatiques, les usages, les contournements d’usages prescrits ou encore les non-usages de ces technologies dans l’activité quotidienne non seulement des lycéens mais aussi des personnels œuvrant pour l’éducation nationale dans l’enceinte du lycée. Le lecteur progresse au fil des pages dans ce tout complexe que représente le lycée avec la diversité des protagonistes qui le constituent. Il navigue dans la multiplicité des tensions que renforce, voire suscite, l’introduction des TIC quitte à transformer l’identité professionnelle des personnels enseignants, à inciter les chefs d’établissement – tels des équilibristes – à trouver la bonne distance entre les directives ministérielles de l’innovation pédagogique numérique et le maintien de la liberté pédagogique des enseignants. En outre, les TIC peuvent contribuer à renforcer les inégalités chez les lycéens tant le niveau des élèves peut constituer une ligne de fracture entre ceux qui exploitent les dispositifs pour améliorer leurs performances et ceux qui voient dans les dispositifs une « machine » à renforcer les inégalités scolaires.
Cet ouvrage est composé de quatre parties équilibrées dont la densité est compatible avec une compréhension facile des enjeux du numérique, des transformations des pratiques professionnelles ou des résistances en cours face aux scripts d’usages et aux manières de faire que les dispositifs techniques imposent.
La première partie se consacre aux pratiques lycéennes à travers une analyse du temps de travail personnel des lycéens et leurs usages du numérique (chapitre 1) ; à des études de cas sur la part du numérique dans la gestion et la réalisation des travaux personnels encadrés (TPE) (chapitre 2) et enfin à l’espace de travail des lycéens que le numérique dilate en proposant une panoplie d’artefacts : contenu des cours en ligne, co-élaboration du cours en disposant du contenu à l’avance dans une sorte de « pédagogie inversée » (chapitre 3). Les résultats confirment combien les « digital natives » sont beaucoup plus hétérogènes que ne le laisse penser cette notion. Ils confirment également que, contrairement à une idée reçue, les lycéens ne sont pas experts dans la recherche documentaire sur internet. Dans le chapitre 1, les figures des lycéens sont multiples et variées comme le montre la typologie des manières d’étudier et la place accordée à des degrés divers aux outils numériques tant pour les usages scolaires que pour les usages de divertissement. Dans le chapitre 2, on découvre combien les lycéens, bien qu’ils développent des usages informels, sont loin de posséder les compétences requises dans la gestion de projet de leurs TPE, alors que l’institution semble agir comme s’il allait de soi que cette génération disposait des connaissances nécessaires pour réaliser des tâches de conception, organiser un planning, répartir le travail grâce aux outils numériques. Parallèlement, quand les élèves utilisent des dispositifs numériques qui facilitent la gestion de projet mais qui restent méconnus par le corps enseignant, les initiatives personnelles dans le choix des artefacts suscitent davantage d’incompréhension et de rejet qu’une véritable intégration. Ainsi, certains enseignants dissuadent les élèves de prendre en main des logiciels qui ne sont pas utilisés ou recommandés par eux-mêmes pour organiser le travail collectif. En outre, le travail collectif comporte une dimension cognitive qui n’est pas évidente. Or, il n’y a pas d’enseignement spécifique pour apprendre à utiliser les artefacts numériques qui facilitent et aident à organiser le travail collectif. Enfin, à l’ère du tout numérique, il est utile de rappeler, comme dans le chapitre 3, combien il est nécessaire de porter le regard sur l’articulation entre l’écrit d’écran et l’écrit imprimé ou scriptural, entre le « en ligne » et le « hors ligne » dont l’ensemble s’organise dans une chaîne d’activités, voire un continuum des pratiques d’écriture.
La deuxième partie focalise l’attention sur les enseignants en interrogeant le rôle des disciplines dans les usages pédagogiques numériques (chapitre 4) tout en proposant une typologie particulièrement intéressante des enseignants en fonction du degré d’intégration des dispositifs numériques dans leurs pratiques pédagogiques ou dans l’organisation de leur travail. Le chapitre 5 questionne l’investissement pédagogique des enseignants à l’égard du numérique et le calcul coût/avantage que les acteurs effectuent pour réguler leur temps de travail dans un contexte d’intensification et de densification temporelles face aux sollicitations multiples.
La troisième partie travaille les bouleversements que la généralisation des ENT entraîne sur le métier de conseiller principal d’éducation (CPE) en mesurant les points forts et les points faibles du recours à ce dispositif qui peut certes faciliter l’information et la transparence, voire l’efficacité dans la gestion des salles et des absences, mais pas toujours la communication interpersonnelle et de visu entre les enseignants et les CPE, entre les parents et les CPE, voire entre les élèves et les CPE. L’ENT peut certes favoriser le suivi des élèves tout en formatant l’accompagnement éducatif au détriment d’une singularisation des parcours individuels et d’un guidage plus personnalisé. En outre, se pose la question de la responsabilité des élèves à l’épreuve du numérique : ces derniers peuvent être « infantilisés » tant la mise en visibilité en flux continu des notes, des absences, des retards, etc. donne le sentiment d’une vision panoptique qui remet en cause l’autonomie des lycéens. L’institution attend certes des comportements responsables tout en multipliant les instruments de contrôle notamment à destination des parents, mais au détriment du processus d’autonomisation et de responsabilisation des élèves. Grandir, c’est aussi pouvoir développer sa part d’ombre, se connecter à soi-même dans son intimité personnelle sans avoir sans cesse à rendre des comptes. C’est aussi avoir droit à l’erreur, pouvoir se rattraper ce qui suppose aussi de préserver des espaces protégés d’une intrusion parentale trop régulière, voire envahissante, un peu – sans aller jusque-là – à l’image des « cybercrèches » aux États-Unis ou au Canada qui permettent aux parents de suivre à distance par webcam interposée leur progéniture.
D’une certaine manière, les ENT renouvellent cette tension entre la surveillance vs les libertés individuelles sous couvert de transparence. Inversement, c’est aussi en donnant des indicateurs réguliers sur les résultats de leur travail que les lycéens peuvent également réguler leurs conduites, se responsabiliser et redoubler d’effort au travail quand les résultats affichés ne sont pas ceux escomptés. Le tableau n’est pas aussi sombre mais il invite à des retours réflexifs et à des bilans suite à la mise en place de ces dispositifs, ce que propose à sa mesure l’ouvrage en question.
Dans le chapitre 7, ce sont les chefs d’établissement à l’ère numérique qui sont passés à la loupe. On découvre alors combien ces derniers sont pris dans les filets de multiples tensions entre les directives nationales et leurs croyances personnelles, entre les projets de déploiement souhaités au plus haut niveau dans une vision presque édénique et la réalité des pratiques, entre les décisions prises et les enjeux complexes que cela pose au niveau des identités professionnelles. En outre, parce que les chefs d’établissement tentent de repérer les enseignants les plus innovants sur la pédagogie numérique pour enrôler et intéresser le plus grand nombre dans une logique de projet, ils mettent en place sans le vouloir des logiques de concurrence interne entre les enseignants, au point que certains préfèrent dissimuler leurs pratiques pédagogiques qui intègrent de façon poussée le numérique plutôt que d’être instrumentalisés à travers la figure d’un exemple potentiellement à suivre. C’est aussi l’occasion dans ce chapitre d’interroger au plus près des pratiques les avatars du « New Management Public » dans la mesure où ces dispositifs sont aussi au service du pilotage de l’établissement. Dans ce contexte de quête de transparence dans la gestion publique, il est souligné la nécessité de négocier cet ordre tant les enseignants peuvent développer à juste titre une position de défiance ou de méfiance à l’égard des mécanismes qui peuvent imposer un contrôle extérieur des activités et de leur travail. Ainsi, les ENT et Pronote représentent potentiellement des outils de dévoilement des pratiques pédagogiques. Sont rendus visibles le nombre de notes que les uns et les autres donnent aux élèves, le nombre de devoirs maison ou de devoirs surveillés avec l’amalgame possible entre la qualité du travail fourni et la quantité de devoirs corrigés et de notes rendues. Le quantitatif est alors parfois plus valorisé que le qualitatif. Si dans l’enseignement supérieur et la recherche, le New Management Public a instauré le « Publish or Perish », les indicateurs quantitatifs au lycée mesurent le travail des enseignants au détriment d’indicateurs plus qualitatifs. Il reste que, pour les chefs d’établissement, ces nouveaux outils jouent également le rôle de vitrine internet pour l’institution et permettent ainsi de travailler l’image de leur établissement dans la communication extérieure.
Enfin, la quatrième partie se compose de deux chapitres (8 et 9), lesquels renvoient à deux monographies d’établissement. Le chapitre 8 s’appuie sur l’étude d’un établissement de la périphérie d’une grande ville de l’ouest de la France. L’objectif est non seulement de saisir les opportunités pédagogiques et didactiques qu’offre le numérique mais aussi les lourdeurs, les limites qu’il comporte ainsi que les détournements opérés par les personnels face à ce nouveau défi. Par exemple, si l’ENT peut faciliter la gestion des élèves et permettre de repérer les élèves absentéistes, les CPE n’échappent pas au travail d’interprétation et de compréhension qu’ils doivent entreprendre pour donner du sens à l’absentéisme. Du côté des enseignants, trois logiques d’usages se dessinent : préparer et enrichir les cours, améliorer l’enseignement et diversifier les formats, favoriser les apprentissages et enseigner différemment. Mais ces nouveaux dispositifs transforment le temps de vie et de travail. Par exemple, le cahier de texte numérique fait l’objet de vives critiques car, si les recommandations étaient suivies à la lettre, cette activité alourdirait les tâches au point que le cahier de texte numérique semble plus chronophage que le temps consacré au cahier de texte en version papier. Le temps de travail est délocalisé par l’extension du suivi individualisé et personnalisé des élèves qui sollicitent les enseignants par mail. Le périmètre des communications peut rapidement devenir incontrôlable en envahissant la sphère personnelle. Le gain de temps est davantage rendu possible quand il s’agit d’exporter dans l’espace numérique des opérations routinières. Mais, quand il s’agit de favoriser le travail en équipe, de diffuser les supports de cours, de partager les expériences et co-construire des dispositifs opérants, cela se traduit inévitablement par une surcharge de travail. Enfin, le numérique est perçu comme portant en lui une dérive gestionnaire dans un contexte où se transforme la gouvernance des institutions scolaires.
Le dernier chapitre aborde les innovations numériques d’un établissement qui a développé ses propres logiciels maison ou puisé dans les logiciels libres bien avant que les ENT se déploient massivement. Dans ce contexte, les ENT imposés sont apparus comme dépassés par rapport à l’existant ou encore inadaptés aux pratiques préexistantes. Ils sont alors perçus comme des rouleaux compresseurs qui détruisent l’épaisseur historique de pratiques innovantes antérieures et jugées plus performantes. Sous couvert de rationalisation et d’homogénéisation des pratiques, le déploiement des ENT a pu ainsi reléguer des pratiques numériques innovantes qui faisaient pourtant leurs preuves. Dans l’histoire des techniques, l’avancée du Minitel a contribué à retarder l’arrivée d’Internet en France, l’avance technologique se traduisant ensuite par un retard en France de l’adoption d’Internet. Ici, l’arrivée d’une technologie comme l’ENT déjà perçue comme dépassée a constitué un frein à l’adoption d’outils plus performants et évolués, voire à l’abandon non sans mal d’outils développés par des équipes impliquées dans l’innovation au sein de leur établissement. Il y a là comme un paradoxe : sous couvert d’équiper les établissements pour prendre le train de la modernité, les initiatives locales et les « produits maison » sont mis à mal, ce qui a de quoi décourager toute nouvelle forme d’implication…
Sur le plan des techniques d’enquête utilisées, les contributeurs à cet ouvrage collectif ont diversifié les méthodes : questionnaire, entretiens, étude de cas, monographies. Le chapitre 2 se limite à l’étude de deux cas : deux groupes de lycéennes, plutôt d’un niveau scolaire assez moyen, ont été suivis tout au long des étapes de la production du TPE durant l’année scolaire. Les enseignants référents qui les ont suivies ont été interrogés également. Il aurait été fécond d’enrichir l’analyse par d’autres cas diversifiés sur le plan de leur scolarité et de leurs performances scolaires pour savoir si le déficit des savoir-faire en matière de gestion de projet et d’organisation du travail collectif dépasse la question du niveau des élèves.
Pour terminer, outre les avancées sur le plan de la recherche, ce travail mérite également d’être valorisé auprès des personnels des académies et des lycées. Les parents pourront également y puiser multitudes d’informations pour porter un autre regard sur l’institution et favoriser la compréhension des enjeux et des transformations multiples que connaissent les institutions scolaires que sont les lycées.
Bref, un ouvrage facile à lire, dense dans les approches théoriques et riches dans les résultats que je recommande vivement en tant qu’enseignant-chercheur et parent également.
Laurence Le Douarin - Maître de conférences en sociologie, Centre de recherche Individus, épreuves, sociétés (CeRIES), Université de Lille SHS
Document(s) lié(s) à cet article |