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Mars 2017
Recension de Xavier Riondet
Les Sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre - sous la direction de Françoise Laot et Rebecca Rogers
Presses Universitaires de Rennes, Collection « Histoire », 2015, 318 p.
Lien vers l’ouvrage
Décrire, historiquement, l’émergence des sciences de l’éducation et de la recherche en éducation, et non dire ce que devrait être le champ, tel est le challenge de cet ouvrage collectif. Le livre dirigé par Françoise Laot et Rebecca Rogers, cristallise de multiples synergies et collaborations sur ces objets divers que sont l’histoire des sciences de l’éducation, des militants pédagogiques, des réformateurs et de l’Éducation nouvelle. Ce travail est le fruit d’un séminaire interuniversitaire créé en 2009 et, à bien des égards, il s’agit d’une publication importante. Les productions ne manquent pas au sujet de l’histoire de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie, de la médecine ou des sciences en général. Pourtant, hormis le travail magistral de Jacqueline Gautherin sur la science de l’éducation , des initiatives locales et régionales (Universités de Paris 5, Bordeaux, Lyon, Nancy) et quelques autres travaux, rares sont les recherches évoquant l’histoire des sciences de l’éducation à partir d’archives. Ce type de travail est d’autant plus fondamental que ces derniers temps plusieurs grandes figures historiques de la discipline se sont éteintes (Debeauvais, Ardoino, Legrand, Mialaret, etc.) alors même que certains nouveaux « entrants » dans le champ n’avaient jamais entendu parler de ces noms. Cet ouvrage collectif se propose de contribuer à l’écriture de l’histoire de la recherche en éducation en évitant de considérer la naissance institutionnelle et officielle de la discipline des sciences de l’éducation en 1967 comme l’an 0 ou l’an 1 de la recherche. La périodisation de l’ouvrage s’échelonne ainsi de 1945 à 1973 et permet d’inscrire ces processus (recherche en éducation, recherche pédagogique, institutionnalisation des sciences de l’éducation) dans un contexte pluriel : évolutions socio-économiques, situation politique, mouvements sociaux, etc. Le livre se compose de quatre grandes parties.
Une première partie traite de l’environnement international : Anne Rohstock permet de situer le phénomène en Allemagne, Gary McCulloch en Grande-Bretagne, puis Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly en Suisse, ainsi qu’Elsa Roland en Belgique. Cette partie est bien plus qu’une simple contextualisation internationale car par exemple la position suisse défend la thèse d’une émergence des sciences de l’éducation bien avant 1967.
Une deuxième partie aborde les politiques scientifiques et les ancrages institutionnels. La contribution de Jean-Yves Seguy et André D. Robert montre combien entre la science de l’éducation républicaine à la fin du XIXe siècle et la naissance officielle de la discipline universitaire en 1967, le champ disciplinaire a bien correspondu en France à des réalités complexes, comme le cas de l’École Pratique de Psychologie et de Pédagogie de Lyon, avec le climat qui la caractérisait, puisque pédagogie et psychologie (mais également philosophie) trouvaient ici un terrain propice de croisements dans le cadre de formations professionnelles spécifiques. De nombreuses disparités s’observent à l’échelle locale des universités quant à l’émergence des sciences de l’éducation. En parallèle à la question des réseaux, institutions, colloques et revues en jeu dans l’émergence et le développement des sciences de l’éducation, la contribution d’Emmanuel Guey et Rebecca Rogers a l’intérêt de montrer concrètement à travers l’exemple de l’université de Paris comment la pédagogie s’est progressivement autonomisée de la psychologie. Cependant, la recherche en éducation ne se restreint pas aux sciences de l’éducation. Annette Bon rend compte au même moment de l’émergence de l’Institut Pédagogique National (futur INRDP, nommé ensuite INRP, puis IFE) à partir de 1950 en tant qu’institution d’État au service du système éducatif. Catherine Dorison nous permet de cerner le contexte général en décrivant à la même période la mobilisation en faveur de la recherche scientifique à l’œuvre dans le cadre des activités de l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS). La recherche en éducation se connecte à des enjeux divers comme l’innovation pédagogique et le développement économique.
La troisième partie porte sur les champs de recherche et constitue une manière de saisir l’identité plurielle du champ. On peut dire ici qu’il s’agit de multiples histoires et connexions que l’on retrouve avant l’institutionnalisation de 1967 et lors des années suivantes. La contribution de Dominique Ottavi permet de saisir le « territoire » complexe de la psychopédagogie. Celle de Françoise Laot s’intéresse au Complexe de Nancy, à l’Institut National pour la Formation des Adultes en tant qu’« institution carrefour », et à la place de la pédagogie des adultes dans l’émergence des sciences de l’éducation. Jean-Michel Chapoulie aborde pour sa part les premiers travaux en sociologie de l’éducation en France, la production de rapports de recherche, et explique notamment comment certains sociologues de l’éducation ont été rattachés à la discipline des sciences de l’éducation. Peut-être manque-t-il ici des contributions sur la psychosociologie qui a beaucoup marqué certaines universités parisiennes (Paris 8, Paris X) et les premières années de l’institutionnalisation des sciences de l’éducation en France, et des contributions sur les historiens et philosophes de l’éducation, d’autant que la série de publications sur les sciences pédagogiques dirigées par Maurice Debesse et Gaston Mialaret comportait de longs développements sur l’histoire de la pédagogie et la philosophie de l’éducation .
La quatrième partie fournit une approche cartographique de la réalité effective de la discipline. D’une part, un champ scientifique se compose d’associations, de revues, de grands rendez-vous et de bastions. D’autre part, un champ scientifique cherche à objectiver sa singularité et à s’auto-organiser. Nassira Hedjerassi explique les enjeux et les objectifs des associations et des congrès internationaux. Rebecca Rogers restitue le paysage éditorial du champ et des revues portant sur l’éducation pendant qu’Antoine Savoye revient sur les productions des acteurs de la discipline au sujet des sciences de l’éducation pour contribuer à l’institutionnalisation de la discipline. Puis, une seconde contribution de Nassira Hedjerassi évoque l’Association des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l’Éducation (AECSE), association professionnelle qui fait toujours partie du paysage local de la discipline.
Plusieurs parties sont complétées par des focus indispensables pour saisir avec plus de précision certaines dimensions du contexte de l’institutionnalisation de 1967. Emmanuelle Picard explique plus particulièrement le contexte institutionnel universitaire des années 1960. Dominique Bret décrit, pour sa part, ce qu’est le Centre International d’Études Pédagogiques (CIEP) mais également le type de public étudiant concerné par les sciences de l’éducation à partir de 1967. Christian Etevé évoque un des acteurs-clefs qui accompagna ces différents phénomènes en la personne de Jean Hassenforder.
Même s’il s’agit d’un travail collectif remarquable reposant sur des documents très variés, nous ferons néanmoins une remarque de fond. Comprendre de quelles histoires est issue la naissance de 1967 est fondamental mais cela n’induit-il pas également de comprendre ce que signifie l’instauration d’une distinction entre science et non-science ? Dans Il faut défendre la société, Michel Foucault évoquait « l’ambition de pouvoir qu’emporte avec soi la prétention d’être une science » (1997, p.11). « Quels types de savoir voulez-vous disqualifier du moment que vous dites que vous êtes une science ? » est la question principale en jeu dans la revendication à être une science (ibid.). Cela peut signifier deux choses. D’une part, il conviendrait de situer la part et la contribution des non-scientifiques à l’évolution d’un domaine de connaissance relative aux questions éducatives. C’est le cas des réseaux, des revues et des congrès pédagogiques avant 1967. Mais, d’autre part, il serait intéressant de saisir la violence symbolique déployée pour mettre à distance et distinguer la non-science de la science. L’ouvrage collectif dirigé par Françoise Laot et Rebecca Rogers montre bien comment se sont entremêlées notamment psychologie, pédagogie expérimentale, psychopédagogie, et comment, dans certaines circonstances (avec des enjeux sociaux, économiques, politiques) ont émergé sciences de l’éducation et recherche pédagogique d’État. Pourtant, dans cette évolution, bien des individus, bien des recherches, bien des pensées, sont restés sur le bord de la route. Savoirs insuffisants, disqualifiés, en tout cas, savoirs ensevelis.
Parmi les pistes possibles que cet ouvrage pourrait inspirer, il y aurait l’étude de l’évolution des rapports de force et les luttes de positions dans le champ des sciences de l’éducation entre les différents sous-champs que sont la sociologie, la psychologie, l’histoire et la philosophie de l’éducation , mais également entre différents réseaux spécifiques, comme la formation d’adultes ou encore les différentes traditions didactiques. On pourrait décrire les clivages politiques internes à un champ scientifique hétérogène se caractérisant par un clair manque d’autonomie et parfois réellement dominé. Outre les rapports de force, les conquêtes de territoire, on pourrait analyser également le poids de certaines circonstances, comme la création des Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM), marquant peut-être une autre phase des sciences de l’éducation. Mais tout cela, ce sont d’autres programmes de recherche. Pour en revenir à l’ouvrage recensé, nous retiendrons qu’il s’agit d’un travail très bien agencé qui constitue un réel événement par la richesse de son contenu. Cet ouvrage est d’autant plus fondamental qu’il nous pose implicitement une question importante, celle des archives des enseignants-chercheurs, des associations, des revues et des politiques de conservation des archives des universités, alors même que les travaux sur l’histoire de l’enseignement supérieur et des universités sont actuellement en plein essor . De nombreuses recherches restent à mener. Certaines dépendent des multiples fonds que nous saurons constituer dans les années à venir .
Xavier Riondet - Maître de conférences en sciences de l’éducation, Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication (LISEC), Équipe Normes et Valeurs, Université de Lorraine. Chercheur associé à l’Équipe de recherche en histoire sociale de l’éducation (ERHISE), Université de Genève
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