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Quelle éthique pour les enseignants ? - Eirick Prairat

Juin 2016

Recension de Michel Fabre

Quelle éthique pour les enseignants ? - Eirick Prairat

Editions de Boeck, Collection Le point sur… pédagogie, 2015, 116 p.

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Eirick Prairat est bien connu du monde de l’éducation pour ses travaux sur l’autorité, la dis-cipline et l’éthique professionnelle des ensei-gnants . Son dernier ouvrage, dans l’esprit de la collection Le Point sur…, se présente comme une synthèse des positions de l’auteur sur l’éthique enseignante. Il se compose de cinq chapitres ter-minés chacun par un bref résumé et une biblio-graphie volontairement succincte. La conclusion se présente, de manière originale, comme une sé-rie de dix exercices éthiques, suivie d’un glossaire particulièrement utile.

Pour l’auteur, bien que la formation des ensei-gnants ait été pensée depuis trente ans de ma-nière exclusivement technique, elle ne peut se passer d’éthique. Mais quelle éthique pour le pro-fesseur d’aujourd’hui et comment « tenir » l’engagement éthique dans la durée ? Telles sont les questions auxquelles cet ouvrage tente de ré-pondre.

Le premier chapitre propose quelques clarifica-tions conceptuelles. L’auteur récuse la distinction de l’éthique et de la morale. Ni l’opposition du bien et du juste, ni celle de l’élucidation et de la prescription, ni même celle de l’interpellation et de la norme ne lui semblent pertinentes pour discri-miner deux termes finalement synonymes, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie puisque « moralia » n’est que la traduction latine du grec « ethika ». La morale ou l’éthique (comme on voudra) se réfère à la normativité de l’agir qui se traduit par une « inquiétude morale », marquée par le souci d’un devoir-faire ou d’un devoir-être. Elle se manifeste selon trois modes privilégiés. Subjectivement par le souci d’autrui et celui de bien se conduire, et objectivement par l’existence de règles au sein de formes de vie partagées. La morale se distingue pourtant du droit qui ne de-mande qu’une conformité tout extérieure des actes à des règles institutionnalisées. Partant de ces définitions, l’auteur caractérise la morale pro-fessionnelle, cette régulation intermédiaire entre morale domestique et morale civique, comme une morale publique, commune à un groupe particulier et liée à une activité professionnelle spécifique. À ne pas confondre avec la déontologie qui excède les considérations morales et contribue à définir une identité professionnelle.

Le deuxième chapitre complète cette élucida-tion notionnelle en reprenant les distinctions de la philosophie morale entre la méta-éthique, dont le rôle est l’élucidation et la clarification des con-cepts moraux, et l’éthique normative qui vise à proposer des réponses aux questions vives, qu’elles soient sociales ou existentielles. Eirick Prairat s’attache à l’élucidation des trois ap-proches normatives classiques : le déontologisme qui place la valeur dans l’acte lui-même, le conséquentialisme qui la déplace sur les conséquences et le vertuisme qui la recentre sur l’agent moral. D’inspiration kantienne, le déontologisme vise à agir de manière juste. L’acte moral est celui qu’on accomplit par devoir, c’est-à-dire selon une volonté bonne et des maximes universalisables. Au contraire, pour le conséquentialisme (Mill, Bentham), la valeur morale des actes dépend de leurs conséquences : améliorent-ils ou non l’état du monde ? La troisième théorie, qui remonte à Aristote, identifie la vie morale à l’exercice de la vertu. Être vertueux c’est vivre une vie bonne, ac-complie, bref, pleinement humaine. Nul besoin pour cela de poser des principes ou de se soucier des conséquences. La morale ne dépend ici que du caractère de l’agent moral et de sa capacité de jugement.

Le chapitre trois examine les forces et les fai-blesses de ces trois théories morales. Ce sont sans doute les pages les plus originales de l’ouvrage parce que l’auteur y définit sa concep-tion de l’éthique enseignante. La force du déonto-logisme, c’est d’être centré sur le respect des droits et de satisfaire aux exigences du pluralisme moderne puisqu’il n’engage aucune conception particulière du bien. Du reste, il rend bien compte de l’expérience morale avec son caractère d’obligation. Mais comment déterminer la liste des devoirs ? Par intuition ou par tradition ? Les risques sont alors le subjectivisme ou le conservatisme. Et comment trancher les conflits de devoirs ? Sur toutes ces questions, le déontologisme s’avère insuffisant. C’est précisément l’intérêt du conséquentialisme de résoudre les conflits par l’examen des conséquences. Cette visée d’efficacité implique toutefois une logique sacrificielle puisque, dans une perspective de rationalité calculatrice, la fin justifie les moyens et le bien collectif prime tout intérêt individuel. Ainsi l’enseignant conséquentialiste pourrait-il choisir de se désintéresser de certains élèves au nom du bien collectif, de la classe ou de l’école. En effet, dans un tel système, la personne ne saurait être une fin, ce qui heurte gravement nos intuitions morales. Quant au vertuisme, il a l’avantage de mettre au premier plan le sujet à la fois rationnel et sensible, et d’être attentif aux situations con-crètes. De plus, il comprend la vie morale comme un épanouissement et non comme un ensemble d’obligations. Il ne nous donne toutefois que peu de repères pour nous conduire, ignore les di-lemmes moraux et s’ouvre que difficilement au souci d’autrui.

L’auteur récuse le caractère sacrificiel du con-séquentialisme au nom de l’exigence humaniste de prendre en compte tous les élèves et chacun d’entre eux. Il récuse également le vertuisme qui suppose la fiction d’un maître idéal, en tout point exemplaire. Reste alors le déontologisme, mais tempéré par le souci des conséquences comme principe d’évaluation complémentaire. Ainsi peut-on suspendre le droit d’un élève pour lui éviter un préjudice. Par exemple, il serait juste de faire passer au tableau Antoine, dont c’est le tour et qui d’ailleurs le demande. Mais Antoine, très bon élève, subirait une fois de plus les quolibets de ses camarades qui le traitent régulièrement de « bouffon » ou de « fayot ». C’est à bon droit que le maître se résout, à commettre une injustice – mineure il est vrai – en récusant la demande pour-tant légitime d’Antoine. Le déontolgisme tempéré implique ainsi une dose inévitable de paternalisme dans le rapport maître-élève. Il exige également de miser sur la vertu comme élan pour l’exercice du devoir. Ainsi trois vertus doivent être privilégiées dans l’enseignement : la justice, la sollicitude et le tact, « cette manière de se con-duire respectueuse des personnes et des consé-quences » (p.49).

La position originale du déontologisme tempé-ré entend récuser aussi bien le monisme que l’éclectisme moral et en appelle à l’idée de « hié-rarchie conciliatrice » de Larmore, subordonnant au devoir le souci des conséquences et celui de la vertu. À notre sens, c’est là une thèse intéres-sante parce qu’elle récuse le monisme moral, mais discutable par la manière dont elle conçoit le pluralisme. En effet, le souci de hiérarchiser les instances morales, par crainte du syncrétisme, ne conduit-il pas à réduire quelque peu la complexité des dilemmes moraux ? C’est précisément cette complexité que Dewey a en tête lorsque, refusant lui aussi le monisme moral, il propose de recon-naître, dans le devoir, le bien et la vertu, trois fac-teurs indépendants mais non hiérarchisables de la vie morale. Pour lui, ces facteurs renvoient à la diversité de notre héritage éthique : le Grec et la vertu, le Romain et le sens du devoir, l’Anglo-saxon et le calcul des conséquences . Privilégier a priori un élément de cet héritage relèverait, pour lui, de l’arbitraire. Si hiérarchisation il doit y avoir, ce ne peut être que dans l’analyse des situations concrètes et dans le cas où les facteurs entrent en tension, comme dans les dilemmes moraux. Encore n’est-ce pas toujours dans le même sens que doit s’opérer cette hiérarchisation. C’est tantôt le sens du bien, tantôt celui du devoir et tantôt celui de la vertu qui doit être privilégié pour résoudre la situation. Compte tenu de ces divergences, il serait instructif de confronter, sur ce point, les positions du déontologisme tempéré et celles du pragmatisme à propos des dix dilemmes éthiques présentés par l’auteur en fin d’ouvrage.

Le quatrième chapitre traite de la déontologie enseignante conçue comme l’inventaire raisonné des devoirs édictés par le groupe professionnel lui-même, afin de définir une identité, d’encourager l’engagement, de faciliter la décision et de moraliser les pratiques. La déontologie dé-cline concrètement quatre principes axiologiques : d’éducabilité, d’autorité, de respect et de respon-sabilité. Face aux tentations inflationnistes qui guettent l’écriture des codes déontologiques, Ei-rick Prairat recommande, avec sagesse, une atti-tude minimaliste marquée par la sobriété norma-tive, le souci de stabilité et d’acceptabilité des règles, l’exigence d’abstention sur les motivations de l’engagement professionnel.

Le dernier chapitre se présente comme un pro-jet de formation éthique des enseignants. Il arti-cule trois facettes. D’abord la clarification des no-tions morales, dont cet ouvrage fournit d’ailleurs un excellent exemple. Ensuite l’étude de di-lemmes éthiques professionnels, en vue d’identifier leurs enjeux moraux, d’élucider la sin-gularité des cas, d’apprendre à délibérer et à dé-cider. Il s’agit d’une formation à la « casuistique », à la confluence de la singularité des cas, des principes moraux et de la jurisprudence. La troi-sième facette concerne l’exemple au sens à la fois rhétorique et éthique. Cela renvoie évidem-ment à tout le bénéfice que l’on peut tirer de la lit-térature professionnelle ou de fiction. Mais l’auteur termine son propos en défendant vigou-reusement la nécessité de l’exemple vécu et de l’identification dans la vie morale et profession-nelle. Une formation véritable ne saurait faire l’économie de l’expérience des situations ordi-naires de classe et de la présence éthique qui s’y manifeste chez les maîtres expérimentés. Rien d’étonnant si, comme le soulignait l’introduction, la valeur comporte en plus d’une dimension cognitive, un élément d’affectivité. Il faut ainsi rendre la valeur désirable, non en l’imposant, mais en la proposant par l’exemple.

Gageons que ce texte, destiné en priorité aux praticiens, s’avérera utile également aux cher-cheurs en sciences de l’éducation. Ils y trouveront une synthèse des réflexions de l’auteur ainsi que des propositions pour la formation. Il faut saluer le souci de clarté conceptuelle et stylistique qui anime ce texte. L’auteur ne fait-il pas d’ailleurs de la clarté d’expression une exigence éthique ? Mais au-delà du travail d’élucidation, cet ouvrage présente un certain nombre de thèses et de posi-tions qui méritent de nourrir le débat sur l’éthique professionnelle des enseignants, débat que l’auteur appelle d’ailleurs de ses vœux.

Michel Fabre, Professeur émérite, Université de Nantes, Sciences de l’éducation, CREN

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