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La pédagogie traditionnelle - Jean Houssaye

Juin 2014

Recension par Michel Fabre

La Pédagogie traditionnelle.Une histoire de la pédagogie.Suivi de « Petite histoire des savoirs sur l’éducation » - Jean HOUSSAYE

Éditions Fabert, Collection « Pédagogues du monde entier », 2014, 244 p.

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Jean Houssaye est bien connu du monde de l’éducation pour ses travaux sur la pédagogie et les pédagogues. Son dernier livre publié apparaît, à première vue, comme un constat quelque peu désenchanté. Après avoir ferraillé tout au long de sa vie universitaire et professionnelle contre la pédagogie traditionnelle, Jean Houssaye ne peut que prendre acte non seulement de la survivance, mais même de l’omniprésence de celle-ci. C’est donc à l’étude de cet étrange phénomène qu’est consacré cet ouvrage : pourquoi la pédagogie traditionnelle survit-elle à toutes les critiques qui lui sont faites ? Qu’est-ce qui fait sa résistance et explique sa longévité ? L’ouvrage se compose de cinq chapitres. Le premier décrit l’aujourd’hui de la pédagogie traditionnelle, le deuxième ses fondements philosophiques. Les trois derniers chapitres en résument l’histoire. Le livre se termine sur un appendice relatant l’histoire des savoirs sur l’éducation.

D’abord qu’entend-on par « pédagogie traditionnelle » ? Cette question de définition est fondamentale. Peut-on voir dans cette notion autre chose qu’un repoussoir à l’innovation ? Pour l’auteur, la pédagogie traditionnelle peut se définir, de manière positive, par sept traits : centralité du maître, impersonnalité de la relation, asymétrie stricte, transmission d’un savoir coupé de la vie, idéal éducatif très normé, dispositif bureaucratique, modèle charismatique. Or cette pédagogie résiste à toute volonté de réforme en absorbant l’innovation à la marge. L’ostension des savoirs dans le cours magistral se déguise en cours dialogué sous la pression du constructivisme : le modèle interrogatif constitue aujourd’hui la forme dominante de l’enseignement.

D’où un ensemble de phénomènes quasi schizophréniques. La recherche pédagogique règne en formation des maîtres, mais reste sans effet sur les pratiques. Dewey et le meilleur de l’éducation nouvelle ont gagné dans les teachers’ colleges mais c’est le progressisme administratif qui envahit l’école.

Ses innovations en trompe-l’œil, sa technologie à base de tests et de matériel pédagogique (de la télévision à internet et au tableau interactif, en passant par le vidéo-projecteur), ses improbables dispositifs bureaucratiques, ne font que renforcer la pédagogie traditionnelle en lui donnant un vernis de modernité et en corrigeant, à la marge, ses inconvénients les plus visibles. C’est pourtant la faute à Dewey si l’école va mal – disent les anti-pédagogues – qui s’épuisent à vouloir ramener l’école dans le prétendu droit chemin qu’elle n’a finalement jamais quitté. C’est paradoxal quand on sait que les premiers de la classe, dans l’enquête PISA, sont les Finlandais qui ne sont pas précisément dans la tradition ferryste. Bien des ministres croient d’ailleurs que l’école a changé et voudraient la remettre dans les rails de la tradition alors que les rapports qu’ils commandent à leurs experts ne cessent de constater, et le plus souvent de déplorer, l’immobilisme du système.

Faut-il prendre son parti du triomphe de la pédagogie traditionnelle, voire s’en réjouir ? Certains le pensent, au sein même des sciences de l’éducation. Si la pédagogie traditionnelle domine, c’est qu’elle convient le mieux, il suffit de l’améliorer çà et là. Le très moderne « direct instruction model » retrouverait-il les sages préceptes de Jean-Baptiste de La Salle ? Les méthodes de l’École nouvelle trop floues et trop peu exigeantes sur les savoirs ne conviennent pas aux classes populaires des banlieues et d’ailleurs – affirment d’autres socio-pédagogues. Il y a pourtant des innovations qui réussissent en s’appuyant plus ou moins sur l’Éducation nouvelle en sa diversité (la pédagogie institutionnelle, la méthode d’investigation en science, la pédagogie inductive de la filière économique et sociale des lycées, les établissements expérimentaux). Cependant ces réussites restent à la marge, même si elles constituent une référence pour les innovateurs. On ne peut expliquer l’immobilisme qu’en évoquant une multiplicité de facteurs : l’inertie bureaucratique, la demande sociale utilitariste, la crise du modèle de l’école républicaine qui désoriente les usagers du système et l’éthos des enseignants (refuge dans des routines sécurisantes, individualisme, style dirigiste, fuite dans l’abstraction et l’universalisme). La pédagogie traditionnelle est-elle pour autant une fatalité ? Non, car l’École nouvelle reste, pour beaucoup, la référence idéale, mais « la solution du changement passe d’abord par la conscience des résistances » (p.76).

La pédagogie traditionnelle est-elle philosophiquement fondée ? Telle est la question ouverte par le second chapitre. Certes les philosophes contemporains font généralement peu de cas de la pédagogie, sauf pour critiquer le pédagogisme censé s’emparer de l’école, comme on le voit par les discours des « Républicains » dont il n’est pas trop difficile d’établir l’inanité que compense, il est vrai, une grande suffisance. Ceux-ci prétendent articuler l’école (comme espace de loisir, au sens de la skolè) à la chose commune (res publica) et au savoir émancipateur. Mais c’est au prix d’une vue cavalière et partiale de l’histoire de l’éducation. L’école de Jules Ferry n’a jamais vraiment séparé instruction de l’éducation, ni l’élève de l’enfant et ne s’est jamais totalement fermée au monde et aux familles. Les républicains anti-pédagogues ont donc la nostalgie d’une école qui n’a jamais existé. Et ils fustigent une école imaginaire en confondant les discours des pédagogues et des réformateurs avec la réalité des pratiques qui restent pour l’essentiel, traditionnelles, comme on l’a vu. On ne peut évoquer la pédagogie traditionnelle sans faire référence à l’Éducation nouvelle qui en constitue le contrepoint. À condition d’éviter trois erreurs : d’abord l’Éducation nouvelle n’est pas si nouvelle, elle a une histoire qui s’enracine dans la maïeutique. Ensuite elle est plurielle. Enfin, elle ne succède pas à la pédagogie traditionnelle, mais lui est contemporaine et se voit même supplantée par elle de nos jours. Les objections que fait l’Éducation nouvelle à la pédagogie traditionnelle sont bien connues : contre le magistro-centrisme et le culte du savoir, mettre l’élève et même l’enfant au centre ; contre l’autoritarisme, promouvoir la démocratie scolaire et la coopération ; contre la scolastique, ouvrir l’école sur la vie et les savoirs sur leurs références sociales ; contre l’intellectualisme, promouvoir le souci du corps ; contre le privilège de l’imitation, encourager la créativité… Philosophiquement très articulée et soutenue par des penseurs et scientifiques prestigieux (Rousseau, Dewey, Claparède, Piaget, Wallon…), par des figures pédagogiques mondialement reconnues (Pestalozzi, Decroly, Montessori, Freinet…), l’Éducation nouvelle s’avère incontournable, même pour ceux qui la refusent. Comment alors expliquer les séductions de la pédagogie traditionnelle ? Sans doute d’abord par la connexion idéologique très étroite entre un idéal politique républicain qui reste malgré tout imprégné de la tradition monarchiste et religieuse de l’ancien régime, avec une école magistro-centrée, sacralisant le savoir au risque de le chosifier quelque peu, valorisant l’universalité et l’égalité par indifférence aux différences, dans un mode d’enseignement simultané, hérité des frères de l’école chrétienne. La pédagogie traditionnelle incarne ainsi « l’honneur de la république » (p.105). Mais quelle est sa logique ? À la confluence des sources (la réminiscence platonicienne, le thomisme de l’extériorité de la forme, le kantisme du devoir), on notera plusieurs schèmes rémanents : celui du remplissage, de la réceptivité comble de l’activité, de l’accompagnement initiatique, du privilège de la réponse sur le questionnement. Les trois chapitres suivants adoptent une démarche historique régressive : il s’agit de remonter le temps, dans une sorte d’archéologie de la pédagogie traditionnelle qui en relate les strates constitutives. Près de nous, les compétences marquent l’essai, probablement voué à l’échec, de dépasser l’exclusivité de la logique des connaissances. Sur ce point, on peut penser que le raisonnement de l’auteur s’avère un peu schématique étant donné les ambiguïtés de tous ordres auxquelles donne lieu la logique des compétences. Mais continuons à descendre le temps. Dans les années 1975, la pédagogie de soutien supplante la révolutionnaire pédagogie différenciée et vient conforter la pédagogie traditionnelle en naturalisant le mode simultané, dont on prétend compenser ainsi, les défauts les plus criants sans le remettre fondamentalement en question. L’éclosion des didactiques, dans les années 1970, offre bien un potentiel de changement, notamment par la valorisation de l’enseignement par problème et la prise en compte des représentations des élèves. Mais les travaux restent pour l’essentiel confinés dans les lieux de recherche et de formation sans affecter les pratiques en profondeur. Il en est de même avec la formation des adultes.

Les années 1960 sont marquées par l’innovation, plus ou moins régulée par l’État et les institutions (INRDP). C’est ainsi que la pédagogie par objectifs s’introduit en formation technologique ou en formation d’adultes. Mais la « gestion » des apprentissages n’a jamais gagné l’école en profondeur. D’autre part, les « activités d’éveil » et les recherches pédagogiques qui mobilisèrent tant d’enseignants, furent vite condamnées par le Ministère Chevènement dès 1984. L’Éducation nouvelle (qu’il faut résolument décliner au pluriel) s’épanouit dans les années 1920. Ce qui rassemble les divers courants est avant tout polémique : contre la pédagogie traditionnelle, son autoritarisme et sa scolastique. C’est à cette période que l’Éducation nouvelle impose ses thématiques qui marqueront ultérieurement, sinon les pratiques, du moins les discours sur l’éducation. Le XXe siècle commence pédagogiquement avec la réforme de l’enseignement secondaire. Alors que le lycée du XIXe était centré sur l’exercice, la répétition des leçons et la correction des devoirs, le nouveau lycée instaure, paradoxalement au nom des méthodes actives, le cours magistral supposé favoriser la compréhension plus que la mémorisation. Ainsi s’instaure une scission identitaire durable entre le professeur qui « fait cours » sur le modèle de l’université et l’instituteur qui se borne à « faire classe ». Il importe aussi de remarquer que l’école de Jules Ferry, dont les anti-pédagogues ont la nostalgie, combattait la pédagogie traditionnelle d’alors en se réclamant de la méthode intuitive des pédagogues allemands (Pestalozzi, Fröbel…). D’où une véritable dichotomie entre les discours réformateurs relayés par les instructions officielles et les pratiques ordinaires. En réalité, au total, la transmission des connaissances remplace l’exercice et la culture rhétorique. De répétiteur, le professeur devient enseignant.

Jean Houssaye continue sa lecture régressive de 1800 à 1400, évoquant la querelle entre méthode simultanée de Jean-Baptiste de La Salle et la méthode d’enseignement mutuel de Lancaster, l’enseignement des jésuites et celui de la scolastique dont les formes pédagogiques ont survécu, souterrainement, jusqu’à nous.

La conclusion de l’ouvrage reprend les principaux moments de cette histoire dans un ordre cette fois progressif. On assiste alors à une véritable reconstruction schématique de la pédagogie traditionnelle et de son évolution à travers trois processus : a) la reprise des éléments déjà là dans la tradition venue du fond des âges : par exemple l’activité de l’élève centrée sur l’écoute et la prise de notes ; b) la récupération d’innovations qui viennent, une fois transformées et digérées, conforter la logique transmissive de la pédagogie traditionnelle : c’est le cas, par exemple, de la pédagogie différenciée dévitalisée en pédagogie de soutien ou de l’enseignement interactif revu et corrigé en cours magistralo-dialogué ; c) le rejet des innovations qui n’arrivent pas à s’intégrer et qui se voient expulsées immédiatement ou plus tardivement : la démocratie scolaire, la non directivité. On comprend ainsi que la pédagogie traditionnelle a évolué même si les schèmes logiques qui la sous-tendent restent les mêmes. C’est sa capacité de transformation et d’absorption d’éléments, à première vue étrangers, qui fait sa force et explique sa longévité, même si elle ne peut se définir que par contraste avec ce qu’elle rejette : l’essentiel de l’Éducation nouvelle.

Ce livre soutient une thèse : la pédagogie traditionnelle n’est ni un ectoplasme ni seulement un repoussoir. Elle possède sa consistance, ses schèmes propres et son histoire. Cette pédagogie est envahissante aujourd’hui et on peut expliquer cette persistance. La démonstration repose sur la synthèse d’un nombre impressionnant de travaux en sciences de l’éducation. On peut çà et là discuter quelques raccourcis et quelques aperçus peut être trop schématiques (sur les compétences, les didactiques…). Les historiens pourront sans doute relever quelques oublis. Le livre ne se veut d’ailleurs pas exhaustif. Ses qualités sont ailleurs. Il porte un regard extrêmement incisif sur l’échec des tentatives pédagogiques pour faire changer l’école, ce qui ne manquera pas de surprendre les réformateurs, mais non les véritables pédagogues, ceux qui sont aux prises avec les résistances de toute sorte, institutionnelles, corporatistes, individualistes… Gageons que l’ouvrage prendra place dans la série des savoirs sur l’éducation (c’est-à-dire des savoirs pédagogiques) qu’évoque l’auteur en appendice de son ouvrage.

La conclusion de Jean Houssaye est double. D’abord il est clair que si l’Education nouvelle a gagné dans les lieux de recherche et de formation, c’est la pédagogie traditionnelle qui règne aujourd’hui, sans conteste, dans les pratiques. Même si elle peut se déguiser sous des couleurs modernistes, son axe essentiel demeure : c’est le processus « enseigner » du triangle pédagogique. Bref, « La roue tourne, mais la ritournelle reste » (p.233). D’où le caractère schizophrénique des querelles sur l’école où les anti-pédagogues s’évertuent à critiquer des discours qui en réalité n’ont que peu de traductions pratiques, telle la condamnation de l’introuvable méthode globale de lecture. Mais s’ouvre alors une question de fond que l’auteur aborde sans l’épuiser et qu’il faudra bien reprendre à nouveaux frais. Si – pour parler comme Hegel – ce qui est effectif est rationnel, ne faut-il pas créditer d’une valeur certaine cette pédagogie que l’histoire semble sanctionner ? Telle n’est pas la position de l’auteur pour lequel ce qui réussit n’est pas, par la même, souhaitable. Mais toute perspective de changement, si elle ne veut pas rester lettre morte ou se voir récupérée, doit se fonder sur une analyse lucide de la réalité aussi désespérante qu’elle puisse paraître. Cette leçon de lucidité serait-elle le dernier mot du philosophe et du pédagogue qu’est Jean Houssaye ?

Michel Fabre, Professeur émérite en philosophie de l’éducation, Centre de Recherche en Éducation de Nantes Université de Nantes

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