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L’école aux colonies, les colonies à l’école - Gilles Boyer et al.

Mars 2014

Recension par Marie SALAUN

L’école aux colonies, les colonies à l’école - Gilles BOYER, Pascal CLERC & Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.)

ENS Éditions, 2013, 160 p.

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Après une première publication sous la forme d’un numéro thématique de la revue Histoire de l’éducation (n°128, 2010), le présent livre présente neuf contributions réunies suite au colloque Enseignement et colonisations du XVIIIe siècle à nos jours dans l’empire français : une histoire connectée ?, organisé en octobre 2009 à Lyon.

La première partie, historique, rassemble des textes portant sur l’enseignement en contexte colonial. La seconde, davantage orientée vers les questions didactiques, interroge la transmission contemporaine du fait colonial dans l’enseignement secondaire.

Il nous est rappelé dans l’introduction générale que l’institution scolaire est un poste d’observation privilégié pour qui veut saisir in vivo les contradictions du projet colonial. Car si le sens commun lui attribue un rôle essentiel dans la réalisation de la « mission civilisatrice », l’historiographie récente a contribué à mettre en exergue son rôle de révélateur des failles d’un système colonial pris au piège de ses propres incohérences. Mais il aura fallu pour cela attendre le renouveau qu’a constitué l’émergence d’une histoire « globale » et « connectée », débarrassée de la myopie des monographies – genre jusqu’alors dominant – sur « l’œuvre » du colonisateur à tel ou tel endroit, à telle ou telle période. Cette démarche permet « de s’interroger sur les intentions initiales que recouvre cette notion trop peu interrogée de mission civilisatrice, mais aussi de mettre en évidence la diversité de la réalité scolaire dans l’empire colonial » (p.7). La global history, en tant que tentative de décloisonnement des expériences nationales, a ce grand mérite de pointer l’importance des circulations, des transferts de modèles, des emprunts et des réinterprétations locales de doctrines coloniales plus ambiguës que de prime abord. Elle permet surtout de dépasser la logique d’inventaire sur le mode simpliste du « bilan » des aspects positifs et négatifs auquel n’a pas manqué de donner lieu le projet de loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » (pour une excellente analyse des polémiques que ce projet avait suscité, on peut lire : Romain Bertrand, Mémoires d’empires. La controverse autour du « fait colonial », 2006).

La contribution de Pascal Clerc, Savoirs géographiques et géographie scolaire au regard de la question coloniale (1863-1914), ouvre la première partie du livre et se fixe pour objectif « d’étudier la manière dont le projet colonial – dans tous les sens de l’expression – participe des évolutions de la géographie scolaire » (p.15). Elle commence par une analyse des programmes et textes officiels qui renouvellent en profondeur la discipline géographique entre le milieu des années 1860 et celui des années 1870. Elle s’intéresse ensuite aux évolutions de cette géographie jusqu’à la Première Guerre mondiale, sous l’influence de Paul Vidal de La Blanche.

Le texte de Carine Eizlini, Georges Hardy, pédagogue et idéologue en Afrique-Occidentale française, revient sur un personnage central dans la théorisation de la doctrine scolaire appliquée aux colonisés, celle de « l’adaptation » de l’enseignement aux besoins des peuples sujets. La démarche prosopographique permet d’illustrer de manière fine et contextualisée les dilemmes de l’action éducative in situ, à travers le parcours de cet inspecteur devenu directeur de l’enseignement en Afrique-Occidentale française, et surtout auteur de manuels dont l’analyse du contenu montre l’ambiguïté de la dialectique assimilation versus adaptation.

Le chapitre d’Anissa Hélie, Former à son image : normes de genre et institutrices européennes en Algérie colonisée (1910-1940), croise la perspective des études de genre avec celle des questions coloniales en analysant ce qu’on peut savoir de ce groupe socioprofessionnel dont la mission « du fait qu’elles sont femmes est cruciale à plusieurs niveaux » (souligné dans le texte, p.62), en ce qu’elles sont notamment investies de la responsabilité de socialiser les fillettes indigènes, et ce faisant, constitue une tête de pont de l’accès à une sphère familiale et privée qui est perçue par le pouvoir comme le dernier lieu de la résistance des colonisé(e)s.

Á partir d’une analyse systématique d’un corpus de sept manuels coloniaux d’histoire et de géographie édités entre 1898 et 1956, le chapitre de Driss Abbassi, Enseigner aux indigènes la « mission civilisatrice » et l’identité de l’Afrique du Nord, se centre sur les représentations du colonisateur quant au rôle de la Mère-Patrie dans la « civilisation » des populations dominées et quant à « l’espace de référence identitaire » (p.70) que cette « œuvre » française impose en retour aux colonisés. Interrogeant la fonction proprement idéologique et politique du manuel scolaire, l’auteur met en lumière de manière convaincante l’assignation identitaire d’une « méditerranéité » de l’Afrique du Nord qui servira d’alibi à l’entreprise française.

Le texte de Mamadou M. Camara, Le projet colonial français en Afrique noire dans les programmes d’histoire et de géographie, achève la première partie de l’ouvrage. La thèse est ici que la lecture de l’évolution (ou plutôt de l’inertie) des programmes scolaires d’histoire et de géographie au moment de la décolonisation témoigne du fait que l’objectif principal de la France est resté d’assurer son rayonnement culturel « bien au-delà de l’émancipation formelle de ses anciens territoires » (p.83). La difficulté à décoloniser les contenus de ces programmes montre combien il sera difficile à la France de renoncer totalement à son hégémonie politique, linguistique et culturelle dans ses anciennes colonies.

La seconde partie consacrée à l’enseignement du fait colonial, est ouverte par un texte de Marie-Albane de Suremain, L’école des colonies, objet d’étude et d’enseignement. Considérant le traitement réservé au thème de l’enseignement colonial dans les programmes d’histoire, leurs documents d’accompagnement et d’une série de manuels du collège et du lycée édités en 2006 et 2007, elle souligne l’intérêt de ce thème pour la compréhension par les élèves d’aujourd’hui de la complexité des relations entre colonisateurs et colonisés, complexité à laquelle rend rarement justice un enseignement du fait colonial davantage préoccupé des tenants idéologiques (la justification de la conquête et de la constitution d’un empire) que des réalités concrètes de la rencontre coloniale.

La seconde contribution est celle de Nicholas Harrison, La littérature francophone et l’enseignement colonial, qui, tout en soulignant la place majeure de l’expérience scolaire des colonisés dans cette littérature francophone, pose à juste titre la question de la valeur, au plan épistémologique, de ces textes comme source pour une compréhension des réalités du fait colonial. Mobilisant les écrits expérientiels d’auteurs comme Assia Djebar et Albert Memmi, Harrison interroge de manière salutaire l’intérêt et les limites de ce type de sources pour l’historien.

La contribution de Frédéric Garan, Les événements de 1947 dans l’enseignement secondaire en France et à Madagascar, interroge la mémoire des événements tragiques survenus lors de l’insurrection malgache de 1947 (on parle de 100 000 victimes…) en croisant, de manière extrêmement suggestive la présence (ou l’absence, d’ailleurs) de ce moment sombre de l’histoire impériale française dans les manuels français d’une part et malgaches de l’autre. L’auteur propose un plaidoyer tout à fait convaincant de l’opportunité de réhabiliter cet épisode dans l’enseignement du fait colonial et de la décolonisation dans le contexte français. On ne peut que lui donner raison quand on considère à quel point guerres d’Indochine et d’Algérie tendent à occulter certaines réalités de la volonté française de maintenir intact son empire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La dernière contribution, celle de Susan Grindel, Enseignement et colonisation : le récit postcolonial dans le manuel d’histoire franco-allemand, pose une question importante : « les manuels d’histoire bilatéraux représentent(-ils) bien la voie royale du travail de mémoire sur un passé difficile, et s’ils contribuent réellement à faire d’une mémoire divisée une mémoire partagée, une histoire connectée » (p.170) ? Ce sont bien ici deux expériences colonisatrices, mais aussi deux cultures de la mémoire qu’il s’agissait de faire cohabiter dans une version commune, tentative très justement analysée ici.

Le seul regret à la lecture de ce livre est probablement le tropisme africain (mais on se consolera en lisant conjointement le numéro de Histoire de l’éducation de 2010…) et l’absence du type de lecture croisée qu’aurait offert la comparaison avec un autre empire, et on pense tout naturellement ici à l’Empire britannique. Mais il s’agit là de l’ambition limite d’une histoire « globale » et « connectée » dont l’exigence intellectuelle résiste souvent à la spécialisation nécessaire des chercheurs. Les textes rassemblés ici répondent tout à fait à l’impératif du dépassement des lectures manichéennes du fait colonial en contexte postcolonial, entre la nécessité pour les uns de faire en sorte que « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (article 4, alinéa 2 du projet de loi du 23 février 2005) quand d’autres voient dans les zoos humains des grandes expositions coloniales « la racine d’un inconscient collectif » où racisme populaire, hégémonie impériale et idéal républi-cain seraient consubstantiels… L’ouvrage prouve, s’il le fallait, combien la connaissance de ce qu’a été l’enseignement aux colonies peut contribuer à la réflexion sur les enjeux didactiques contemporains de la discipline historique.

Marie Salaün - Professeur des universités, Centre de Recherche en Éducation de Nantes, Université de Nantes

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