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Dire et vouloir dire. Livre d’essais - Stanley Cavell

Octobre 2013

Recension par Sébastien CHARBONNIER

Dire et vouloir dire. Livre d’essais - STANLEY CAVELL

Éditions du Cerf, Collection « Passages », 2010, 528 p.

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Stanley Cavell, important philosophe américain de la seconde moitié du vingtième siècle, demeure encore peu lu en France. La traduction inédite de son premier ouvrage devrait combler un peu cette lacune. Il était temps : un demi-siècle, c’est le temps qui sépare l’article qui donne son nom au premier ouvrage de Stanley Cavell, Must We Mean What We Say ? (1957), et sa traduction en français sous le titre : Dire et vouloir dire.

Un ouvrage foisonnant

Je conseille d’utiliser la nouvelle préface à l’édition 2002 comme une carte du livre. Cavell présente chaque article, ce qui permet d’aller directement aux articles les plus stimulants pour soi. Son écriture étant exigeante – non par sa technicité ou sa pédanterie, mais parce qu’elle cherche à faire penser le lecteur plutôt que de lui asséner des vérités – il vaut mieux s’offrir le luxe de commencer par les thèmes qui intéressent a priori. Pour rendre compte d’un tel ouvrage, de ses effets sur le lecteur et de ses modes de fonctionnement, il serait peu approprié de tenter de résumer ou même d’évoquer les thématiques éclectiques des différents articles. Je dresse donc tout de suite un tableau des « contenus » de l’ouvrage pour mieux l’aborder autrement ensuite. Les chapitres 1 et 9 explorent de fait des problèmes précis sur le langage et sa capacité à signifier pour soi et les autres. Cavell procède à la manière de la philosophie analytique : ceux qui ne sont pas habitués au style de la philosophie universitaire anglo-saxonne seront peut-être un peu déstabilisés par la méthode. Les chapitres 2, 4 et 6 sont des discussions avec des philosophes – respectivement Wittgenstein, Austin et Kierkegaard. Les chapitres 3, 7 et 8 abordent le problème de l’art à travers des considérations esthétiques qui privilégient la musique comme objet d’étude. Enfin, les chapitres 5 et 10 rythment l’ouvrage par deux longues études sur Beckett et Shakespeare – représentant deux cents des cinq cents pages du livre.

Parmi ce foisonnement, j’aurais pu parler de bien des suggestions fécondes qui parsèment ce livre comme autant d’éclairs forçant à penser : la question de la normativité (p.99 sqq.), les préjugés sur ce que « logique » veut dire (p.187 sqq.), les enjeux de l’authenticité dans la création artistique (p.292 sqq.), la pertinence du concept d’intention pour comprendre une œuvre d’art (p.362 sqq.), sans parler des premiers éléments de lecture des tragédies shakespeariennes. Mais je laisse aux fabricants du soi le plaisir d’empoigner le livre pour s’y défaire et s’y refaire : car tel est l’enjeu inscrit en filigrane par Cavell dans sa démarche philosophique.

Il faut y insister car cette finalité d’une philosophie pragmatiste est cruciale : si la question de l’éducation est présente dans la moitié des dix articles que réunit ce livre, elle est surtout partout présente en filigrane dans l’enjeu même du livre et l’espace de pensée qui s’y déploie. Oui, lire c’est apprendre donc écrire un livre, c’est essayer de donner à penser à ses lecteurs. Cavell ne se contente jamais de diffuser des connaissances vraies (que lui chercheur aurait « trouvées ») sur le modèle de la transmission des savoirs, il crée des dispositifs d’écriture pour convoquer son lecteur dans l’exercice aventureux et difficultueux de la pensée. Ce n’est pas pour rien qu’il définira plus tard, dans son maître ouvrage, la philosophie comme « éducation des adultes » (Les Voix de la raison, Paris, Editions du Seuil, 1979, p.199).

Je me contente donc ici de livrer quelques rencontres de lecture que je crois représentatives de la démarche de Cavell, et qui devraient faire sentir, je l’espère, à quel point certaines pages du livre sont riches d’hypothèses et de pistes suggestives pour les recherches en science de l’éducation.

Réussir à s’exprimer ne va pas de soi : construire sa propre voix

La présentation écrite par Sandra Laugier est véritablement bienvenue : y sont retracés les enjeux et les problématiques habituels de Cavell (de manière générale, les « seuils » de l’ouvrage, pour reprendre l’expression de Genette, gagnent à être lus avant de s’aventurer dans les dix chapitres). Ce n’est pas un luxe inutile tant certaines de ses analyses sont trompeuses pour le lecteur pressé. A l’image du tableau de Hopper en couverture, chacun pense spontanément que les affres de la communication sont avant tout une difficulté à se comprendre les uns les autres, à réussir à communiquer ce que l’on pense intérieurement. Or, les analyses de Cavell sont intéressantes précisément parce qu’elles construisent un autre problème, jugé plus essentiel à ses yeux. Wittgenstein et Austin ne sont pas les deux figures tutélaires de l’ouvrage pour rien. De la critique de Wittgenstein sur le langage privé, Cavell propose l’hypothèse suivante qui renverse le problème classique sur le langage privé : la difficulté n’est pas d’exprimer ce que j’ai en « moi », de ne pas pouvoir dire ce que je ressens ; la difficulté est de vouloir dire ce que je dis. C’est le problème de l’adéquation de l’expression (ce que je dis) à soi-même (ce que je suis). Cavell cherche à nous rendre sensible à la puissance performative des mots : ce que j’arrive à dire (par conquête de la juste expression) vaut comme construction de soi (par quête des puissances de l’idée juste, donc de l’être juste). Cavell rend vrai un cas particulier du mot célèbre de Bachelard : « Rien ne va de soi, rien n’est donné, tout est construit. » Oui : l’ordinaire ne va pas de soi, il n’est pas donné, il est construit. J’ai à conquérir le rapport à soi, dans le quotidien de mes expressions diverses et (apparemment) anodines. « Ce dont ils ne s’étaient pas rendu compte, c’est de ce qu’ils étaient en train de dire, ou de ce qu’ils étaient vraiment en train de dire, et ainsi n’avaient pas su ce qu’ils voulaient dire. En ce sens, ils ne s’étaient pas connus eux-mêmes, et n’avaient pas connu le monde. » (p.122-123) Le problème de l’inexprimable se renverse complètement. La difficulté n’est pas de ne pas pouvoir exprimer ce que j’ai « dans moi », de penser ou de sentir quelque chose sans pouvoir le dire – un chagrin d’amour ineffable ; c’est l’inverse : ne pas pouvoir « être dans ce que je dis », vouloir dire ce que je dis. Ce n’est pas la pensée qui est au-delà, c’est le langage qui me dépasse et déborde, c’est de lui qui j’ai à apprendre la maîtrise : je suis plus possédé par le langage que je ne le possède. J’ai à me débrouiller au sein de « mes » mots – qui sont en fait toujours d’abord les mots des autres.

On voit tous les enjeux, cruciaux pour l’éducation, qui découlent d’un tel renversement : apprendre à s’exprimer concerne la construction de soi. Dès lors, la question « quelle place faire à l’expression spontanée de élèves qui ne parlent que d’eux-mêmes ? » n’a plus de sens. Le problème est inverse : au sens de Cavell, ils sont sans voix – on ne confondra pas les décibels en classe et le fait d’avoir une voix, au sens de pouvoir s’exprimer sur le monde et sur soi-même.

Si l’on suit les hypothèses de Stanley Cavell, le problème épistémique du scepticisme (méconnaissance du monde) n’est pas le vrai problème du scepticisme (chapitre IX). La question du doute épistémique peut être suspendue grâce aux argumentations philosophiques ou aux sollicitations de la vie courante ; en revanche, le véritable scepticisme vécu, celui qui nous habite et traverse notre vie quotidienne, est celui de la méconnaissance d’autrui – donc de soi-même, car j’ai besoin de l’autre pour me connaître. Le scepticisme n’est pas un problème de connaissance, mais d’expérience : le problème n’est pas l’ignorance où nous sommes du monde, ou d’autrui, mais notre refus de le connaître en nous exposant à lui avec les autres. Tout apprentissage nécessite ainsi la reconnaissance de l’égalité de la voix de l’autre : « Reconnaître l’autre veut dire accepter d’être son égal, son proche, même et autre, de s’ouvrir à ce mélange intime et explosif d’amitié, d’amusement. » (p.36) Par opposition, est sceptique celui qui refuse de s’impliquer dans le monde, celui qui refuse de s’engager auprès d’autrui – ressenti comme son égal – dans la construction partagée du savoir. La conquête de l’égalité est donc un réquisit pour toute instruction authentiquement démocratique. Qu’on pense aux situations éducatives : construire sa voix, ce serait, pour les parents et les enfants se reconnaître comme des égaux qui ont autant à apprendre les uns des autres ; ce serait pour les professeurs, comme pour les élèves, venir avec le désir d’apprendre de l’autre. En ce sens, pour ne prendre que le cas des enseignants, la plupart sont des sceptiques, ils sont incapables de s’exposer : c’est-à-dire vouloir apprendre des élèves, croire que ce monde-là a quelque chose à leur dire pour leur existence. Trop d’enseignants refusent de connaître avec les élèves, trop pris qu’ils sont dans le schème transmissif unilatéral (je viens apprendre aux élèves, qui sont plus ignorants que moi, mais je n’ai rien à apprendre d’eux). Dans un style très différent, Rancière a fustigé pareillement l’opposition radicale entre cette vélléité pseudo-émancipatrice de l’Ecole et la démocratie réelle. Accepter d’être l’égal de l’autre est sans doute la première vertu épistémique requise pour apprendre (dans les deux sens du terme) et se former à un éthos démocratique.

La philosophie du langage ordinaire : apprendre au sein des étrangetés familières

Autre source d’étonnement joyeux pour la pensée : la manière dont Cavell montre la puissance des intuitions d’Austin. En reprenant le flambeau du projet d’une philosophie du langage ordinaire, Cavell en montre sans conteste l’originalité. Ainsi, il faut bien comprendre que la philosophie du langage ordinaire, nommée plus rigoureusement « phénoménologie linguistique » par Austin (p.200) est un choix de méthode et non une doctrine. L’enjeu n’est pas d’abord de dire des choses vraies, mais de savoir comment bien s’y prendre pour le faire : il est donc pédagogique par essence. De même que James disait du pragmatisme qu’il n’est pas un corpus de thèses mais une manière de poser les problèmes, de même la technique d’investigation amorcée par Austin est un mode de travail de la pensée critique (cf. p.204-205) et non un éloge du bon sens de l’homme ordinaire. Sandra Laugier précise d’ailleurs d’emblée que « l’ordinaire n’est pas le sens commun dont se réclame parfois la philosophie, et n’a rien à voir avec une version rationalisée de la philosophie du langage ordinaire où le langage ordinaire proprement analysé serait une source fiable de connaissance. L’ordinaire est perdu ou au loin, que ce soit chez Austin ou Wittgenstein. » (p.10) On retrouve l’idée selon laquelle il s’agit de construire sa propre voix : apprendre à penser, apprendre à se connaître, c’est savoir retrouver ce qu’il y a d’étrange dans le familier (se guérir de l’incapacité à s’étonner – misologie) et savoir reconnaître du familier même dans l’étrange (se guérir de la peur des nouveaux problèmes – misonéisme). L’autre n’est jamais meilleur pédagogue que lorsqu’il exprime des « pensées qui nous frappent comme étant à la fois familières et étrangères, un peu comme des tentations. » (p.62) Apprendre à l’autre est d’abord réussir à le faire désirer d’apprendre.

Si construire sa propre voix c’est se transformer et devenir soi (bref s’éduquer et se rééduquer), c’est justement parce que s’intéresser au langage ordinaire, c’est s’intéresser au monde. Cavell insiste souvent sur ce point (p.194, p.199 et p.207 par exemple). Prenons l’exemple de la sincérité. Cavell la pose comme condition de l’art, puis il se fait une objection de bon sens : « Ne savons-nous pas que la bonne ou mauvaise qualité de la poésie n’a rien à voir avec la sincérité ? La pire poésie amoureuse des adolescents est la plus sincère. » (p.343) Mais voilà justement un possible mésusage du terme : que disons-nous, que voulons-nous dire lorsque nous nous disons « sincère » ? Peut-être n’est-on jamais si éloigné de soi que lorsqu’on répète les poncifs du langage amoureux ? Peut-être n’y a-t-il rien de moins sincère, au sens fort où Cavell tente de construire le concept, qu’un adolescent en proie aux clichés de l’amour ? Ici, l’attention au langage ordinaire frappe de plein fouet le bon sens dans notre usage du mot « sincère ». Contre la tentation de débouter un peu vite une hypothèse qui peut paraître niaise, Cavell nous invite à enquêter sur nos usages ordinaires du mot « sincérité ». (Il serait intéressant de faire une lecture croisée avec l’opposition sincérité/authenticité chez Sartre pour mesurer l’écart de style avec les implications métaphysiques qu’en tire aussitôt Sartre). Là encore, les échos sont multiples avec les problèmes éducatifs et les concepts mis en jeu par Cavell sont autant d’outils pour penser des questions telles que : qu’est-ce qu’un professeur sincère dans son désir de faire apprendre aux élèves un savoir qu’il aime ? Qu’est-ce qu’un élève sincère témoignant son ennui en cours et avouant que la leçon ne l’intéresse aucunement ?

Définir les domaines de l’activité humaine par leur public

Terminons cette recension avec la préface originale de l’ouvrage « Un public pour la philosophie ». Ne serait-ce que pour ces quatorze pages d’une richesse étonnante, il vaut la peine d’avoir cet ouvrage entre les mains. On y trouve une question franche trop souvent ignorée de ceux qui font de la recherche : à qui s’adresse ce que j’écris ? On découvre la finesse psychologique de Cavell – capable d’anticiper des tournures d’analyse aux sonorités bourdieusiennes : « le grand professeur prétend ne pas vouloir de disciples, c’est-à-dire d’imitateurs ; son problème est qu’il n’est jamais si séduisant que dans ces moments de rejet » (p.68). On y découvre son souci du ton juste : « les problèmes de la modernité, de la philosophie et de la forme de l’écriture philosophique se rejoignent dans la question : Quel est le public de la philosophie ? Car la réponse à cette question contribuera à la réponse aux questions : Qu’est ce que la philosophie ? Comment doit-on l’écrire ? » (p.66). Le souci pédagogique commande ici la mise en œuvre de la pensée à travers les mots.

Dès ces premières pages, le problème de la voix est présent : il prend la forme d’une tentative de taxinomie des modes de savoir en fonction de leur rapport au public. La trilogie moderne « art, science, philosophie » se voit ainsi structurée. 1) L’art serait par définition ce qui réclame un public, ce qui est fait pour avoir un public – Cavell précise : « les façons dont parfois il se cache à son public ou le rend perplexe ne font que confirmer ce fait » (p.70). 2) La science, au contraire, se définirait par son absence radicale de public, au sens où le partage de la signification des énoncés scientifiques n’est possible qu’au sein de la communauté scientifique. La question de l’acceptation, de la réception n’a de sens que dans le cadre des normes institutionnalisées. C’est pourquoi il y a une vulgarisation possible de la science, alors que l’art n’en a pas besoin ; c’est pourquoi l’art académique est souvent médiocre alors que l’expression « science académique » sonne comme un pléonasme. 3) A côté de cette polarité, la philosophie a-t-elle un public ? Doit-elle en réclamer un ? Se le créer ? Comment apprécier l’expression « philosophie académique » ? Ici, les questions importent plus que les réponses. Fidèle à l’approche wittgensteinienne, Cavell cherche plus à nous faire nous questionner qu’à avancer des thèses. C’est dans cette perspective formatrice que peut être lu l’ouvrage, dont l’un des mérites est de donner envie de lire la philosophie avec le but socratique de se connaître soi-même – c’est-à-dire de se construire. Notons, en guise de conclusion, que Cavell rend hommage aux Recherches philosophiques de Wittgenstein (source d’inspiration majeure pour son travail) en ces termes : « c’est un des plus grands ouvrage sur l’instruction – l’égal à cet égard, de l’Emile de Rousseau et des Miettes philosophiques de Kierkegaard. » (p.68) On ne s’étonnera donc pas des résonances multiples des analyses de Cavell avec les questions d’éducation.


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