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L’Altérité enseignante - Muriel Briançon

Octobre 2013

Recension de Jean-Marc LAMARRE

L’Altérité enseignante. D’un penser sur l’autre à l’Autre de la pensée - MURIEL BRIANÇON

Editions Publibook Université, 2012, 176 p.

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L’altérité enseignante est l’ouvrage d’une jeune chercheuse qui ose penser l’éducation en s’aventurant dans le champ de la philosophie. Il fait suite à une thèse en sciences de l’éducation publiée en 2011 chez L’Harmattan sous le titre Ces élèves en difficulté scolaire qui se disent d’abord curieux du maître. Dans cette thèse, Muriel Briançon établissait une corrélation entre la difficulté scolaire et l’« altérosité » de ces élèves qui sont beaucoup plus curieux de leur enseignant que du savoir. Dans L’Altérité enseignante, elle entreprend un travail ambitieux, à la fois critique (analyse des utilisations de la notion d’altérité dans les sciences de l’éducation), historique (retour à la source grecque du problème philosophique de l’Autre) et de fondation (construction d’un modèle tridimensionnel de l’altérité liant altérité extérieure, altérité intérieure et altérité épistémologique). Cette recherche a un enjeu éducatif fort : une éducation à l’altérité enseignante est-elle possible ? La question est importante dans le contexte actuel de la mondialisation néolibérale qui tend à effacer les différences et à l’heure où l’Europe investit dans l’économie de la connaissance par le développement du e-learning et de la formation à distance aux effets de « dés-altérisation » de l’école (c’est-à-dire de désincarnation de l’enseignant en tant qu’autre qui dans la classe fait face aux élèves). L’Altérité enseignante cherche à établir le cadre théorique d’« une école où l’altérité serait enseignante et où l’on enseignerait l’altérité, si tant est que cela soit possible » (p.15). On assiste aujourd’hui dans les sciences de l’éducation et dans les sciences humaines en général, constate l’auteur, à une inflation de la notion d’altérité. Mais ces sciences ne font qu’un usage partiel et éclaté de cette notion, réduite le plus souvent à l’altérité extérieure des autres altérités des enfants d’immigrés, de ceux qui parlent une autre langue, des personnes handicapées, etc.).

Muriel Briançon cherche à remédier à cette situation en dégageant les différentes modalités de l’altérité et en les organisant dans un modèle opératoire. A un premier niveau s’impose la distinction entre la catégorie de l’altérité extérieure d’autrui et celle de l’altérité intérieure de l’étrange® logé au cœur du sujet lui-même. L’originalité du travail de Muriel Briançon tient, selon nous, dans le geste proprement philosophique de passer à un deuxième niveau, celui de « la méta-catégorie de l’Autre » (selon l’expression de Paul Ricoeur) et d’y subsumer les deux premières formes d’altérité. En revenant à la controverse des philosophes grecs sur le non-être et sur l’autre, l’auteur retrouve et réveille le non-être caché par le concept platonicien d’altérité relative. Il redonne ainsi au concept d’altérité, qui s’est affadi dans le politiquement et pédagogiquement correct, sa force néantisante subversive, autrement dit, en éducation, sa force enseignante émancipatrice. En quoi l’altérité peut-elle être dite enseignante ? Muriel Briançon s’appuie sur de nombreux (trop nombreux peut-être) penseurs et philosophes pour dégager les enseignements potentiels des trois modalités de l’altérité. Parmi ces philosophes, Levinas occupe, nous semble-t-il, une place à part. Il est, en effet, celui qui pense en tant que telle l’idée d’altérité enseignante. Pour Levinas, il y a de l’enseignement pour autant qu’il y a de l’altérité et de l’altérité absolue. « L’absolument étranger seul peut nous instruire », écrit-il dans Totalité et Infini. Autrui – autrui seulement – incarne cette altérité absolue parce qu’il n’est pas simplement mon semblable, mon alter ego, mais qu’il est l’absolument Autre, inappropriable par moi : autrui mon Maître. L’école elle-même est enseignante en tant qu’elle est le lieu où s’affirme l’altérité du maître qui appelle de l’extérieur l’élève à être attentif : « l’attention […] est ce qui essentiellement répond à un appel. L’attention est attention à quelque chose, parce qu’elle est attention à quelqu’un. » (Totalité et Infini). L’altérité enseigne dans la mesure où elle excède la capacité de recevoir et de contenir du moi et où elle transmet un contenu qui, en débordant ma capacité de penser, me donne à penser, voire même me force à penser. Muriel Briançon reprend l’idée lévinassienne d’altérité enseignante, mais contre Levinas elle cherche à montrer que l’altérité intérieure et l’altérité épistémologique sont également des formes d’altérité enseignante.

Dans le premier chapitre du livre, consacré à l’altérité extérieure, l’auteur confronte la pensée de Levinas à celle de trois autres penseurs de l’altérité d’autrui, Sartre, Buber et le philosophe japonais Nishida Kitarô. Alors que Sartre pense la relation avec autrui comme un conflit et Buber (ainsi que Nishida) comme une rencontre entre Je et Tu, Levinas oscille en quelque sorte entre le conflit et la rencontre. Autrui enseigne l’idée d’infini, « cet incessant débordement de soi » par où s’instaure l’éthique. Mais la figure lévinassienne du Maître, montre Muriel Briançon, est ambigüe : l’enseignement du Maître, dans son altérité-altessité, est traumatisant (« traumatisme de l’étonnement », écrit Levinas), le Magister peut se retourner en un Dominus et l’altération en une aliénation. « Si l’altérité d’autrui est enseignante, elle le serait alors plus par ses échecs successifs et traumatisants que par un contenu qui serait identifiable et transmissible », écrit Muriel Briançon (p.56). En fin de compte, selon l’auteur, l’altérité ne suscite le désir (en particulier le désir de savoir) que si elle ne prend pas seulement la forme de l’altérité extérieure et que si autrui m’amène à faire un retour sur moi-même. On pourrait se référer, sur ce point, à saint Augustin : dans son dialogue sur l’enseignement et le langage (De magistro), Augustin défend la thèse selon laquelle il n’y a enseignement que si le maître extérieur appelle le disciple à rentrer en lui-même pour se mettre à l’écoute du Maître intérieur.

Renvoyé à lui-même, le sujet peut faire l’expérience paradoxale que le plus intime est aussi le plus étrange® et que « Je est un autre », selon la célèbre phrase de Rimbaud (qui donne son titre au chapitre sur l’altérité intérieure). Comment penser cette problématique altérité intérieure ? Qu’enseigne l’altérité intérieure ? Muriel Briançon prend appui sur Ricoeur (Soi-même comme un autre), Hegel (la conscience déchirée), Sartre (le pour-soi n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas), Lacan (la béance au cœur du sujet divisé : le trou opaque de l’objet a). Ricoeur distingue l’identité-mêmeté de ce qui persiste inchangé dans son être et l’identité-ipséité du sujet qui se maintient à travers les altérations. Alors que le sujet aliéné est celui qui se perd dans un autre ou qui est dépossédé de lui-même par un autre dominateur, le sujet altéré (l’ipséité) est celui qui se maintient lui-même en tant qu’autre sans pouvoir se (re)poser dans l’identité substantielle d’une mêmeté. L’altérité ne s’ajoute pas de l’extérieur à l’ipséité, mais la structure de l’intérieur à travers l’expérience d’être triplement affecté par l’altérité du corps propre, l’altérité d’autrui et l’altérité – plus intérieure – de la conscience (p.67-74). On peut dire que l’altérité intérieure de la conscience est une altérité enseignante, car « écouter la voix de la conscience, écrit Ricoeur, signifierait être-enjoint par l’Autre » (cité p.74). Autre forme de l’altérité intérieure étudiée dans ce chapitre : « l’autre scène » (Freud) où se jouent la comédie et la tragédie du désir. « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » dit Lacan (cité p.88). Désir de l’Autre au double sens, objectif et subjectif, du génitif. Se faisant explorateur de terres étrangères intérieures, le sujet prend conscience de la béance qui le fait désirant et que rien ne peut combler et il éprouve et apprend que l’Autre est en fin de compte inaccessible, inconnaissable et indicible. L’altérité perd alors sa modalité d’altérité intérieure « pour finalement resurgir sur un plan épistémologique comme une limite du discours et de la pensée. » (p.91) Par « altérité épistémologique » (troisième chapitre du livre), Muriel Briançon désigne l’Autre de l’être, de la pensée et du langage, autrement dit le point de butée de l’expérience humaine. Mais l’altérité épistémologique peut-elle encore être dite enseignante ? « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (Wittgenstein) et pourtant, paradoxalement, ce dont on ne peut parler n’a cessé et ne cesse pas de susciter des discours. L’auteur remonte au moment de la découverte philosophique, en Occident, de l’altérité. Dans son Poème, Parménide distingue deux voies, celle de l’être et celle du non-être. La première est la voie de la vérité, la seconde est une impasse : ce qui n’est pas ne peut pas être, n’est pas pensable et n’est pas exprimable dans un discours. Platon, dans le Sophiste, met à l’épreuve cette thèse ; il fait être, sous certaines conditions, le non-être. Chaque chose est elle-même et en même temps elle n’est pas les autres choses. « Le non-être est réellement ceci : la partie de la nature de l’autre qui est opposée à l’être de chaque chose », dit l’Etranger dans le Sophiste (cité p.99). Le non-être, en ce sens, est ; mais ce n’est plus le non-être en soi (le non-être absolu), c’est le non-être que (le non-être relatif), c’est-à-dire l’autre que (l’autre relatif). Platon découvre l’altérité, cependant cette découverte signifie aussi la mise à l’écart du non-être : l’autre se substitue au non-être. Ces pages (p.97-103) de L’altérité enseignante sont, selon nous, décisives ; l’auteur y réveille les potentialités de non-être que masque le concept platonicien de l’Autre. Le concept d’altérité épistémologique fait signe vers le non-être et Muriel Briançon en fait un opérateur pour la pensée. Ce concept ne fait pas connaître l’au-delà de l’être, de la pensée et du discours, mais c’est un outil pour comprendre (notamment les grandes philosophies comme celles de Hegel et de Levinas), pour apprendre (l’altérité épistémologique, par la dialectique du connu et de l’inconnu, stimule le désir de savoir et la production de connaissances) et pour vivre (transformation de la pensée en expérience de vie). Le processus de connaissance, qui repousse sans cesse la limite entre le connu et l’inconnu, est sans fin. Mais la recherche de l’Autre de la pensée enseignerait, selon l’auteur, une pensée autre, intuitive et contemplative, une pensée qui serait plus de l’ordre de l’expérience de vie que de la pensée intellectuelle. Muriel Briançon se réfère à Rimbaud (« se faire voyant » et arriver à l’inconnu), à Krishnamurti (« C’est lorsque l’esprit est complètement vide, et alors seulement, qu’il est capable de recevoir l’inconnu. ») et à Schopenhauer (c’est par l’art, la poésie, la musique que l’homme accède à la connaissance intuitive). Cette expérience-limite – quasi indicible – a pour condition l’anéantissement du désir de savoir : la pure gratuité ou la pure grâce du non-désir. Muriel Briançon appelle « état d’an-altérité » (p.138), c’est-à-dire état sans Autre, cette expérience de la présence ou de la vacuité dans laquelle la dualité sujet-objet s’évanouit. En fin de compte, l’altérité épistémologique enseigne des enseignements qui sont plus expérientiels qu’épistémologiques (p.146).

Les trois formes d’altérité enseignante sont nouées l’une à l’autre. Aucune forme ne peut être enseignante à elle seule. L’altérité n’est enseignante que dans le passage incessant d’une modalité à l’autre : « le processus de pensée serait le passage continu de l’une à l’autre forme d’altérité sans préjuger d’un ordre, d’une norme ou d’une quelconque hiérarchisation. » (p.152). L’altérité dans sa triple dimension structure l’ipséité et la maintient ouverte à autrui, à l’étranger intime et à l’inconnu dans « une itinérance transformatrice, émancipatrice, libératrice » (p.160). La prise en compte de l’altérité dans sa tridimensionnalité est « un préalable indispensable pour proposer une éducation à l’altérité complète et cohérente. » (p.164). L’auteur schématise ce modèle théorique dans un triangle de l’altérité (p.164). Le livre se conclut cependant sur une interrogation : « Pour une éducation à l’altérité ? » (p.159). L’éducation aurait aujourd’hui tout à gagner à prendre en compte l’altérité enseignante. Mais, demande Muriel Briançon, « peut-on vraiment enseigner l’altérité à l’école ? » (p.160). Elle semble hésiter entre éducation à l’altérité et éducation par l’altérité. « Finalement, l’altérité enseignante peut-elle réellement s’enseigner ou n’est-elle enseignante que pour ceux qui la cherchent individuellement, à leur rythme, sans injonction programmatique, poussés par le seul Désir et loin de tout carcan institutionnel et évaluateur ? » (p.165-166) Quelques remarques enfin sur ce livre profond et stimulant. Muriel Briançon se réfère à l’art et à la poésie ; il manque toutefois à son travail, selon nous, une réflexion sur la culture. Une telle réflexion serait pourtant utile pour approfondir le problème de l’éducation à/par l’altérité enseignante. La culture, en effet, est à la croisée des trois altérités. Elle est d’abord de l’ordre de l’altérité extérieure : elle nous vient des autres, du passé ou de l’étranger. Surtout, il y a dans la culture des œuvres qui enseignent au sens lévinassien de l’altérité enseignante, c’est-à-dire des œuvres qui contiennent plus qu’elles ne contiennent, qui nous étonnent, nous questionnent, nous donnent à penser et à changer nos vies. Ces œuvres nous renvoient aussi à l’altérité intérieure. C’est dans la littérature et dans l’art que sont explorés, mis en mots ou symbolisés, les territoires étrange®s de l’altérité intérieure. Le créateur n’est-il pas celui qui se sent appelé par une injonction intérieure, un « Tu dois ! » qui lui vient de l’Autre en lui ? Enfin l’altérité enseignante de certaines œuvres tient à ce qu’elles disent quelque chose de l’innommable ou figurent quelque chose de l’infigurable. Il y a, en effet, des œuvres d’art qui sont une fenêtre laissant entrevoir l’abîme, le sans fond, le néant. En donnant à lire, à voir ou à entendre des œuvres, l’école offre donc aux élèves la possibilité de rencontres enseignantes. « Il ne peut y avoir éducation sans altérité ni altération, écrit Michel Fabre dans sa préface. […] On aurait pu suivre d’autres lignes philosophiques que l’auteur, celles qui vont du maître intérieur augustinien à la dialectique du maître et de l’élève chez Bachelard, pour montrer que l’école ne peut exister en tant que telle, sans une altérité intérieure, sans un dédoublement réflexif. » (p.11)

Deuxième remarque. La notion d’altérité épistémologique est utilisée dans le livre à deux niveaux différents. Muriel Briançon d’une part la situe au même niveau que les deux autres formes d’altérité – et l’altérité épistémologique est alors une troisième forme d’altérité dans le triangle de l’altérité – d’autre part elle fait de l’altérité épistémologique une méta-catégorie qui chapeaute les deux autres (cf. p.129 et 165). L’altérité épistémologique est-elle une catégorie ou une méta-catégorie ? Et peut-on finalement mettre l’altérité en triangle ? Le projet de Muriel Briançon, au commencement de son livre, est de remédier à l’éclatement des usages de l’altérité dans les sciences de l’éducation ; mais, chemin faisant, elle rencontre la conclusion de Ricoeur dans Soi-même comme un autre : seule la dispersion convient à l’idée d’altérité, « seul un discours autre que lui-même […] convient à la méta-catégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime en devenant même qu’elle-même… » (cité p.90). Cet argument de Ricoeur est, selon nous, une objection pertinente au projet unificateur ; l’altérité ne se laisse pas unifier, elle est bien « multiple, équivoque, insaisissable » (idem). Il faut donc en tirer les conséquences quant à l’éducation. Dans la conclusion de son livre, l’auteur s’interroge sur la possibilité d’enseigner l’altérité enseignante : « doit-on et peut-on enseigner cette altérité enseignante ? » (p.160). On peut éduquer à l’altérité, mais on ne peut pas, selon nous, enseigner l’altérité enseignante. Cette expression n’est-elle pas, d’ailleurs, contradictoire ? On peut éduquer à l’altérité par l’éducation littéraire et l’éducation artistique, l’histoire et la géographie, l’éducation civique et morale, la philosophie, etc. ; on peut éduquer à l’altérité par l’éducation cosmopolitique (les voyages à l’étranger, l’apprentissage des langues et cultures étrangères). Mais l’altérité enseignante ne peut pas être programmée dans l’éducation à l’altérité. L’altérité enseignante échappe à toute maitrise, elle vient de surcroît. Être enseigné par l’Autre, c’est, selon l’expression de saint Jean, « naître d’en haut » (cf. l’entretien avec Nicodème dans Evangile selon Jean, 3, 3-8). L’altérité enseignante est comme le souffle du vent : on ne sait d’où elle vient ni où elle va, si ce n’est, selon une formule de Maître Eckhart, alterius, ad alterum et alteri (« de l’autre, vers l’autre et pour l’autre »). Pour chacun de nous, l’altérité enseignante est de l’ordre de ce qui fait événement dans son chemin de pensée et son voyage de formation. L’altérité enseignante, un autre paradigme pour l’éducation ?

Jean-Marc Lamarre Institut Universitaire de Formation des Maîtres des Pays de la Loire - Centre de Recherche en Education de Nantes, Université de Nantes

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