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Globalisation des mondes de l’éducation - J. Droux & R. Hofstetter (dir.)

Mars 2017

Recension de Marie Salaün

Globalisation des mondes de l’éducation. Circulations, connexions, réfractions. XIXe-XXe siècles, sous la direction de Joëlle Droux et Rita Hofstetter (dir.)

Presses Universitaires de Rennes, Collection « Histoire », 2015, 286 p.

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À la notion de « globalisation » des mondes de l’éducation, on associe généralement l’interventionnisme accru des pays du Nord dans la définition, la mise en œuvre et le financement des programmes éducatifs des pays du Sud, avec une accélération de ce processus après la crise de la dette de 1984 et l’adoption du Consensus de Washington. Un trait majeur de cette globalisation est que les systèmes éducatifs tendent à être réformés selon un même schéma. Tous les observateurs notent cependant que cette volonté de standardisation des structures éducatives, facilitée par le rôle prépondérant d’un nombre réduit d’acteurs de la coopération internationale, au premier chef, la Banque mondiale, n’exclut en rien un phénomène a priori antinomique : leur éclatement. À une idéologie unificatrice des visions du monde éducatif s’opposent de facto l’explosion d’initiatives privées des écoles low cost dans les pays les plus pauvres, aux écoles (communautaires et confessionnelles) facilitée par les défaillances des États postcoloniaux, et la prégnance désormais acquise d’une conception de l’éducation qui en fait une marchandise comme les autres. Le Nord n’est pas épargné par ces phénomènes, si c’est bien le sens que l’on peut donner au rôle de l’OCDE dans la construction d’évaluations communes (du type PISA) ou au formatage de l’université par le processus de Bologne. Le mérite de cet ouvrage est de décentrer les débats et de donner de la profondeur au champ, car les historiens qui y ont contribué permettent de corriger une forme de myopie qui nous fait prendre pour inédits et profondément inscrits dans la logique néo-libérale contemporaine, des processus qu’il faut réinscrire dans la longue période. Son objet est d’explorer la matrice historique de l’universalisation des représentations, des modèles, des normes, etc. qui borne le pensable et le souhaitable en matière de politique éducative.

Comme le soulignent Joëlle Droux et Rita Hofstetter dans leur très riche introduction, « la question des circulations, des connexions et des transferts de modèles, de savoirs, de politiques, d’acteurs, bénéficie depuis deux décennies d’une nouvelle actualité scientifique » (p.7) : histoire globale, croisée, transnationale, mondiale, connectée, voire partagée, sont autant d’orientations historiographiques qui permettent de reconsidérer le poids des phénomènes qui transcendent les frontières, et de donner un nouvel élan à l’éducation comparée. L’objet de l’ouvrage ici présenté est, à travers un ensemble d’études de cas et sur la base de sources archivistiques, de rendre visibles des circulations, des acteurs, des politiques, des idées pédagogiques qui ont configuré ou influencé des systèmes éducatifs encore trop souvent analysés à l’échelle de la nation.

Trois problématiques organisent l’ouvrage et structurent ses parties. La première rassemble des chapitres qui centrent la focale sur les médiateurs de la circulation, individus passeurs et réseaux d’influence. Les auteurs croisent ici approches biographiques et prosopographie, mettant en lumière la diversité des profils des grands et des petits acteurs de la circulation transnationale des idées sur l’éducation. Le texte de Mari Carmen Rodriguez, « Circulations de savoirs éducatifs en Espagne : le cas de l’Institution libre d’enseignement et de sa patrimonialisation (XIXe-XXe siècles) » interroge le legs aujourd’hui controversé de la Institución Libre de Enseñanza créée en 1876 par un groupe d’enseignants progressistes de l’université madrilène. Celui de Frédéric Mole, « Georges Lapierre, un instituteur dans le développement de l’internationalisme pédagogique (1923-1932) », revient sur le parcours d’un des principaux dirigeants du Syndicat national des instituteurs français dans l’entre-deux-guerres, qui a joué un rôle décisif dans l’ouverture du syndicalisme progressiste au mouvement international de l’Éducation nouvelle. Béatrice Haenggelli-Jenni, dans un chapitre intitulé « Le rôle des femmes de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle dans la circulation des savoirs pédagogiques (1920-1940) », propose de saisir, via la présentation de portraits de femmes engagées dans l’Éducation nouvelle, l’importance des réseaux internationaux extérieurs à la Ligue, politiques, féministes et de protection de l’enfance, dans la diffusion de ses idées. Zoé Moody étudie la genèse historique d’une cause commune, celle de l’enfance, et son institutionnalisation en une norme internationale dans un texte intitulé « La Déclaration des Nations unies relatives aux Droits de l’Enfant (1959) : genèse, transformation et circulation d’un traité (re)fondateur d’une cause transnationale ».

La seconde partie se centre sur les agences et instances internationales, de la Société des Nations à l’ONU, mais aussi de la fondation Rockefeller à la multitude des petites associations qui voient le jour dans une période de l’entre-deux-guerres qui fonde sur l’éducation des peuples l’espoir d’un monde définitivement pacifié. Joëlle Droux, dans un chapitre intitulé « L’enfance et la jeunesse : une cause au cœur des mécanismes circulatoires de la Société des Nations (1919-1939) », ambitionne de contribuer à une connaissance fine des acteurs et de la chronologie de la globalisation à travers le cas d’un organe spécifique de la Société des Nations : le Comité de Protection de l’Enfance créé en 1925, pour mettre en lumière l’inspiration foraine souvent méconnue de politiques pensées comme essentiellement nationales. Rita Hofstetter, dont le chapitre a pour titre « Dans les coulisses du Bureau international d’éducation (1925-1946) : relier le particulier et l’universel pour édifier un “centre mondial d’éducation comparée“ », revient sur la manière dont les différents protagonistes du Bureau international d’éducation, étudiés « par le bas » grâce à ce que livrent leurs correspondances croisées, vont se positionner et légitimer leur vision des fonctions de cette institution dans la dynamique internationaliste qui se met en place sous l’égide de la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres. Leonora Dugonjić, dans un chapitre intitulé « Qui a besoin d’une école des nations unies ? La lutte entre fonctionnaires internationaux et spécialistes de l’éducation (New York, 1946-1949) », se propose de nous faire mieux connaître le monde des fonctionnaires internationaux à partir d’un angle mort, celui de leur « reproduction », assurée ici par la création d’une école destinée à leurs enfants après la création de l’ONU au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La troisième partie porte sur les supports de la circulation des inspirations éducatives (revues, manuels, programmes) qui témoignent de l’adaptation que les savoirs connaissent quand ils traversent les frontières. Damiano Matasci, avec son chapitre « Combler le retard scolaire en France au XIXe siècle : l’instruction obligatoire, entre conjoncture internationale et spécificités nationales », nous amène sur un terrain plus familier du lecteur français, et son texte met en lumière un aspect généralement peu pris en compte par les historiens de l’éducation « nationale » : la dette du projet de Ferry à l’égard des formules étrangères qui, dûment scrutées et analysées, viennent légitimer la politique éducative des Républicains. Le texte d’Alexandre Fontaine, « La pédagogie comme transfert culturel : passeurs, métissages et resémentisations de savoirs scolaires dans l’espace franco-romand (1850-1900) », analyse les processus de circulations de savoirs au travers d’une relation d’emprunts, de reconfigurations et de retraductions pédagogiques entre une nation, la France et une région, la Suisse romande, révélant l’importance de filiations étrangères souvent occultées dans le roman national. Valeska Huber, dans un texte intitulé « Les universités du Caire, de Beyrouth et de Jérusalem après la Première Guerre mondiale : politiques internationales et manifestations locales », revient sur le destin croisé de trois institutions universitaires métropolitaines du Moyen-Orient, mettant en lumière la nécessité de ne pas se contenter de saisir l’internationalisme « par le haut », depuis le point de vue des organisations de l’Europe et des États-Unis, tant la dissémination des modèles relève de la manière dont ils sont localement, « par le bas », appropriés, retraduits, voire rejetés. Marc Depaepe, Frank Simon et Honoré Vinck cosignent un chapitre intitulé « Une “éducation“ nouvelle pour les Congolais ? Indigénisme, nouvelle éducation et pédagogie normative », qui s’intéresse aux déclinaisons locales, en terrain colonial, ici au Congo, des modèles de référence du colonisateur, ici la Belgique, sur fond de concurrence, pendant l’entre-deux-guerres, entre la « Nouvelle éducation » (Reformpädagogik) et la pédagogie normative classique. L’énumération des thèmes traités au fil des onze chapitres en dit assez sur l’éclectisme qui a présidé à la sélection de textes fort érudits et dont il faut bien reconnaître qu’ils partagent une exigence louable, celle de mettre à profit les apports des nouvelles historiographies des phénomènes globaux à un champ encore peu défriché par ces dernières : l’éducation. On attend avec impatience que des historiens s’attellent, dans la même veine, à l’analyse des circulations Nord/Sud, mais aussi surtout Sud/Sud depuis l’avènement du nouvel ordre éducatif mondial qui s’est esquissé après la vague des décolonisations du XXe.

Marie Salaün - Professeur des universités, Centre d’anthropologie culturelle (CANTHEL), Université Paris Descartes

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