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L’École, question philosophique - Denis Kambouchner

Mars 2014

Recension par Michel FABRE

L’École, question philosophique - Denis KAMBOUCHNER

Éditions Fayard, 2013, 360 p.

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Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne, spécialiste de Descartes est un des rares philosophes des départements universitaires de philosophie à s’intéresser sérieusement, c’est-à-dire de manière non polémique, à l’éducation. C’est que pour lui, la question de l’éducation est, comme l’indique d’ailleurs le titre de l’ouvrage, une question philosophique à la fois ultime et première. Le livre présenté ici s’inscrit d’ailleurs dans une série de textes sur l’école. Citons notamment, Une école contre l’Autre (PUF, 2000) qui procède à une lecture critique de la pédagogie de Philippe Meirieu, ainsi que plusieurs publications collectives : La crise de la culture scolaire : origines, interprétations perspectives, PUF, 2005 (ouvrage codirigé avec François Jacquet-Francillon) et L’École, le Numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, 2012 (où il dialogue avec Julien Gautier, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler et Guillaume Vergnac).

Le présent ouvrage où alternent des articles déjà publiés et des chapitres inédits se compose de deux parties. Dans la première « Horizons », Denis Kambouchner traite des problèmes contemporains de l’école et dans la deuxième « Arrière plan », il cherche à travers un certain nombre d’auteurs (Érasme, Rousseau, Diderot, Durkheim, Dewey, Foucault) à établir une généalogie de la crise contemporaine de l’école.

L’avant-propos et le premier chapitre explicitent le contexte de la réflexion : la crise de l’école ou de l’enseignement. L’idée rebattue de crise de l’éducation est – selon l’auteur – plus sujette à caution.

À quoi attribuer cette crise de l’enseignement ? Sans doute à la conjonction de deux phénomènes qui en constituent pour ainsi dire les causes immédiates : une cause politique, l’impréparation de la réforme Haby concernant le collège unique (1975), laquelle n’a pas anticipé – c’est le moins qu’on puisse dire – toutes les difficultés inhérentes à la démocratisation scolaire ; une cause proprement idéologique puisque cette réforme coïncide avec un climat intellectuel hypercritique envers les institutions, notamment l’école, climat qui culmine dans les années 1980, entraînant alors toute une série de controverses entre « républicains » et « pédagogues » ou entre conservateurs et rénovateurs.

L’auteur entend dépasser ces antagonismes idéologiques et poser les vrais problèmes de l’école. Plutôt que de vouloir tout embrasser, il délimite trois chantiers qui lui paraissent plus immédiatement accessibles à un traitement philosophique : celui des apprentissages avec le questionnement des allants de soi constructivistes ; celui de la culture intellectuelle dont « la dimension substantielle a disparu des représentations collectives comme des textes officiels » (p.37) ; celui de la perte de visibilité des normes éducatives. À travers ce triple questionnement, il s’agit bien de la recherche d’un nouvel humanisme dont Érasme formulait jadis le principe dans son opuscule de 1529, Qu’il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale.

La crise de l’enseignement tient d’abord à la perte d’autorité des enseignants due au contexte socioculturel dans lequel se trouve l’école, conçue désormais moins comme une institution que comme un service chargé de promouvoir cette fameuse « réussite », qui semble désormais le seul idéal scolaire envisageable. Plus précisément, la perte d’autorité des professeurs (que l’auteur analyse avec beaucoup de prudence et en s’appuyant sur une information sociologique solide) tient à une représentation négative de l’école dans certains milieux sociologiquement définis. Ce qu’on appelle « crise du sens » renvoie à l’incapacité des élèves à comprendre les enjeux du travail scolaire. Mais elle tient aussi au climat de suspicion envers l’école entretenu par la critique sociologique, en particulier celle de Bourdieu, qui – quelle que soit l’intention véritable de son auteur – a fini par accréditer dans l’opinion l’idée que l’école, perdant toute espèce d’autonomie, aurait pour fonction essentielle d’imposer un arbitraire culturel dans un processus de reproduction sociale. D’où un climat de relativisme auquel s’ajoute une sorte de ressentiment envers la culture. Cette aigreur rejoint l’anthropologie pessimiste, qui d’Augustin à Rousseau en passant par les moralistes du XVIIe, relie indéfectiblement la culture à l’amour propre et tend ainsi à la réduire à des enjeux de distinction sociale. Pour Denis Kambouchner, il est clair que la critique sociologique, si elle peut atteindre en effet les mœurs des gens cultivés, ne dévalorise en rien les œuvres de culture. Bien des réformes sont pourtant sous-tendues par l’idée selon laquelle la culture scolaire classique étant une culture de classe, la démocratisation de l’enseignement exige d’en changer. Mais, comme le remarque l’auteur, si le latin a bien été en effet la langue des élites, s’ensuit-il forcément qu’une instruction démocratique doive exclure le latin de son cursus ?

Il faut donc reprendre à nouveaux frais la question fondamentale de la culture scolaire. Le chapitre quatre intitulé « La culture scolaire et après », constitue l’un des points nodaux de l’ouvrage. En se référant, entre autres, aux travaux de Chervel, Denis Kambouchner caractérise la culture scolaire par cinq traits : 1) c’est un ensemble d’objets de savoir dotés d’une certaine permanence ou insistance ; 2) un ensemble pourvu d’une unité ; 3) d’une normativité explicite ; 4) d’une autonomie reconnue ; 5) dont la transmission est effective autant que cela se peut. La Ratio studiorum des Jésuites constitue le modèle du genre et sature tous ces critères. Or la critique récurrente de la lourdeur des programmes, celle de la fragmentation disciplinaire ainsi que la montée en puissance d’une « culture » médiatique qui concurrence l’école, tous ces éléments mettent en péril la culture scolaire ainsi définie. L’enseignement véritable implique pourtant une immersion dans un monde d’objets culturels, ce qui suppose une épaisseur temporelle susceptible d’inscrire tel ou tel cours dans une progressivité, ouvrant ainsi, chez les élèves, des « horizons d’attente » (p.96). Pour l’auteur et c’est l’essentiel de sa thèse, l’éducation suppose ainsi la transcendance (non pas ontologique, mais purement fonctionnelle) d’objets constituants un univers intellectuel à s’approprier. Toute la pédagogie revient à faire que les élèves s’approprient ces objets en soi et les transforment en objets pour soi.

D’une culture scolaire ainsi conçue, le socle commun ne livre qu’une caricature. Il n’a aucun principe d’unité, car il alterne, selon le cas, sobriété et inflation, en réduisant la « culture humaniste » à sa plus simple expression tout en survalorisant au contraire la formation civique au point de paraître vouloir former un « citoyen parfait » à l’instar de cet « orateur parfait » dont rêvait Cicéron. Il se veut un SMIC, « Stock minimum incompressible de compétences » (Perrenoud) alors que dans les disparités qu’il présente, il est tantôt insuffisant et tantôt excessif. C’est de toute façon un « artefact institutionnel » venant redoubler inutilement les programmes. Enfin, rédigé en termes de compétences, il délaisse les objets de savoir au profit d’attitudes comportementales.

D’où vient cette tentative de redéfinir la culture scolaire en termes de compétences ? On est ici à la rencontre de deux courants, politiques et pédagogiques. D’un côté, les politiques éducatives européennes, depuis le sommet de Lisbonne (2000), cherchent à instaurer une soi-disant société de la connaissance qui ne vise en réalité que l’utilité sociale et l’employabilité tout en préconisant, plus ou moins subrepticement une « nouvelle gestion de soi », pour parler comme Foucault (p.128). D’autre part, des courants pédagogiques ne cessent de dénoncer, à la suite de Freinet, la « scolastique » d’une école de classe. Tout en reconnaissant à l’idée de compétence un certain intérêt relativement aux savoirs « techniques » à acquérir, savoirs liés à des prestations sociales déterminées (par exemple, le lire, écrire, compter), l’auteur leur dénie tout sens quand il s’agit de savoirs « propédeutiques » comme la géométrie, les sciences, l’histoire, lesquels sont des savoirs théoriques dont l’utilité sociale n’est pas immédiate et qui constituent les bases d’une culture générale. Les savoirs de ce type – dit l’auteur – on les apprend, mais on n’en fait pas l’apprentissage. Le vice fondamental du socle commun est de réduire le savoir propédeutique au savoir technique. Prendre au sérieux l’idée de société de la connaissance exigerait au contraire de former des experts, c’est-à-dire individus véritablement capables de mobiliser un grand nombre de connaissances. Cela nécessiterait d’inventer en pédagogie, « une nouvelle culture de la mémoire débarrassée des aspects contraignants et purement mécaniques » des anciennes méthodes (p.139). Cette culture de la mémoire impliquerait en outre la formulation de principes normatifs permettant de distinguer ce qui mérite d’être enseigné.

Ne peut-on questionner cette dichotomie du technique et du propédeutique ? L’auteur semble cantonner le technique aux compétences de base (lire, écrire, compter) d’une utilité sociale immédiate. Mais peut-on le restreindre ainsi ? L’art de la dissertation philosophique est une technique sophistiquée qui ne semble pas immédiatement utile pour la vie quotidienne. Tout en rappelant que la culture d’Érasme avait un sens beaucoup plus technique que notre culture scolaire d’aujourd’hui (p.137, note 2), l’auteur paraît sous-estimer le technique qui intervient nécessairement dans le propédeutique. Par ailleurs, si le propédeutique a trait à un monde d’objets culturels, ce monde est-il accessible autrement que par des pratiques de lecture, de commentaire, d’interprétation, de discussion… ? Ce qui pourrait conférer un sens à l’idée de compétence, au-delà des usages sociaux effectivement très contestables auxquels elle donne lieu aujourd’hui et pourvu qu’on ne la sépare pas de la considération des contenus. Olivier Reboul, qu’on ne saurait suspecter d’utilitarisme, ne plaidait-il pas, pour une pédagogie de la compétence sinon des compétences ? Denis Kambouchner aborde également la thématique d’une école juste qui s’impose progressivement au fur et à mesure des réformes visant la démocratisation scolaire, laquelle reste, il est vrai, bien en deçà des attentes. La manière dont certains sociologues de l’école (Dubet, Duru-Belat) posent le problème de la justice scolaire ne peut que conduire à l’impasse du socle commun. La thèse de l’auteur est que l’école juste est celle qui remplit au mieux les quatre fonctions suivantes : accueillir les élèves ; les nourrir d’un enseignement substantiel ; exiger d’eux des conduites propres à assurer la vie en commun et l’étude ; décider au vu des résultats : orienter, certifier. Les deux dernières fonctions supposent que les deux premières aient été pleinement remplies. Bref, le genre de promesse que peut faire l’école à l’enfant ne peut être ni utilitaire ni socialisante mais du genre « tu vas découvrir toutes sortes de choses passionnantes » dont l’intérêt est indiscutable (p.178). La deuxième partie de l’ouvrage esquisse une genèse de la crise de l’école, en revisitant un certain nombre d’auteurs classiques. La recherche d’une culture scolaire substantielle, comme culture de l’esprit, nous ouvre un paysage contrasté marqué par deux clivages : celui qui oppose Érasme et Diderot à Rousseau sur la question de la lecture, et celui qui oppose Durkheim et Dewey sur celle de la culture scolaire.

Rousseau – on le sait – ne veut point de livres pour Émile avant douze ans, excepté Robinson Crusoé. Toutefois, si les livres sont « le fléau de l’enfance », il n’en est pas de même pour l’adolescence et l’âge mûr : après Robinson, Émile lira Plutarque, Homère, le Télémaque de Fénelon… Mais le jeune Émile ne perd-il rien à se passer de livres ? Rousseau prétend qu’il « est tout entier à son être actuel ». Mais quel enfant n’a pas besoin de symbolique, ne serait-ce que pour mettre de l’ordre dans son expérience actuelle ? Rousseau voulait retarder l’accès aux livres pour éviter de faire naître de fausses idées dans l’esprit de l’enfant. Diderot compte plutôt sur la géométrie pour prévenir cet inconvénient et y remédier le cas échéant. Ce qui lui permet de proposer, en même temps, une pédagogie du livre et notamment du livre classique en promouvant, par exemple, les grands traités scientifiques, genre qui a – remarque l’auteur – à peu près disparu aujourd’hui. Cela pose la question des classiques au sens large : « Est classique, ce qui est éminemment digne d’être toujours de nouveau revisité et réinterrogé » (p.254). Aujourd’hui une pensée hypercritique (comme celle de Foucault dont l’auteur analyse la conception quelque peu négative de l’enseignement) nous laisse démunis devant cette question : qu’est-ce qui mérite d’être enseigné ?

L’autre clivage oppose Durkheim à Dewey. Il est vrai qu’il traverse l’œuvre de Durkheim lui-même. Le Durkheim de l’Éducation morale porte au collège des critiques méritées, mais propose un curriculum qui penche en faveur des sciences au détriment des humanités. Celui de L’évolution pédagogique en France donne au contraire de l’éducation intellectuelle « un concept d’une robustesse sans doute inégalée après lui » (p.295) en préconisant un trivium plus équilibré (culte des langues, culture scientifique, culture historique) auquel il ne manque que la littérature pour constituer un concept complet. Denis Kambouchner crédite également Durkheim d’une conception pédagogique herbartienne axée sur la présentation aux élèves des objets de culture. Présentation que, précisément, Dewey récuse au nom de la prise en compte de l’expérience de l’enfant. Bref, il y a dans cette opposition entre Durkheim et Dewey un moment fort de la genèse de la crise de l’école. Durkheim, le novateur, chaud partisan des réformes de 1902, qui semblait tout prêt à sacrifier la culture humaniste sur l’hôtel de la modernité, se voit ringardisé par l’éducation nouvelle qui propose une conception toute différente de la culture, fondée sur la réflexivité inhérente à l’expérience. Pour Denis Kambouchner, il s’agirait de retrouver, par delà le mouvement des pédagogies nouvelles inauguré par Dewey, cette foi dans la valeur des contenus enseignés qui animait encore la pédagogie de Durkheim.

Durkheim ou Dewey : une école contre l’autre ? À lire aussi attentivement Dewey que Durkheim, on trouverait toutefois chez le premier moins d’allergie qu’il n’y paraît pour les contenus de la culture scolaire. Ce que Dewey récuse c’est moins la culture substantielle en elle-même que le fait qu’elle soit seulement présentée à l’élève, ce qui – pense-t-il – lui interdit de se l’approprier véritablement d’après son expérience propre. On trouverait également dans le corpus deweyen toutes sortes d’atténuations du puérocentrisme, il est vrai quelque peu naïf qui sous-tendait My Pedagogic Creed de 1887. Un ouvrage plus tardif comme Expérience et Éducation (1938) effectuera même une critique en règle des dérives de la « Progressive Éducation », laquelle n’a pas su articuler l’expérience de l’enfant et son dynamisme avec l’expérience de l’humanité sédimentée dans les programmes. Il est vrai que, chez Dewey, la culture est pensée davantage comme élargissement de l’expérience présente que comme transmission d’un patrimoine. Mais l’enrichissement de l’expérience suppose bien de chercher dans le patrimoine de quoi penser le présent. En réalité Dewey, dans sa croisade anti-dualiste, refuse cette image du cercle avec laquelle on prétend penser l’école et que la loi Jospin de 1989 a popularisée. Se demander ce que l’on doit mettre au centre, l’enfant ou le savoir, est pour Dewey l’indice que l’on manque l’idée même de l’école comme médiation entre expérience et culture.

La belle étude finale sur le « repuerescere » érasmien (retrouver en soi l’enfant) articule elle aussi, à sa manière, le souci de l’enfance à celui de la culture. Si la pédagogie consiste à se faire comme un enfant, en évitant toute espèce de puérilité, pour transmettre, de manière la plus ludique possible, la plus haute culture, on peut dire que la quête de Denis Kambouchner croise – proximité qui l’étonnera peut-être – celle de Georges Snyders, philosophie de l’éducation marxiste et néanmoins humaniste, grand pourfendeur de la critique bourdieusienne de l’arbitraire culturel, méfiant envers l’école nouvelle qui lui semblait négliger le contact avec les chefs-d’œuvre, tout en concevant l’éducation scolaire, en bon disciple de Bachelard et de Gramsci, comme une dialectique de continuités et de ruptures entre l’expérience de l’enfant et la culture patrimoniale.

Ces rapprochements inattendus le montrent : il faut résister à la tentation de vouloir situer Denis Kambouchner dans l’arène de la querelle scolaire. Chez lui, l’exigence de la haute culture s’allie à une conception résolument démocratique de l’école. Et s’il récuse tout technicisme pédagogique, c’est au nom d’une pédagogie plus compréhensive, dont l’humanisme d’Érasme fournit le principe. Ce livre défend donc une thèse très ferme tout en ouvrant un dialogue. L’idéal d’Érasme doit être réactivé dans son principe : il appelle un enseignement vraiment substantiel, fondé sur des objets de savoir de valeur reconnue ainsi qu’un respect des spécificités de l’enfance, ce qui suppose de l’enseignant un travail sur soi. D’où la critique d’une politique scolaire qui valorise les compétences au détriment de la culture et d’un pédagogisme toujours sur le point de confondre respect de l’enfance et puérilité. Ce livre appelle également un dialogue avec les sciences de l’éducation sur la manière de repenser éventuellement l’idée de compétence en dehors de ses usages sociaux actuels ; sur ce que pourrait être un enseignement non scolastique de la culture patrimoniale ; sur les modalités psychopédagogiques actuelles d’un « repuerescere » érasmien. Pour toutes ces raisons, la lecture de cet ouvrage s’impose aux chercheurs en sciences de l’éducation, comme aux formateurs d’enseignants et aux professeurs.

Michel Fabre

Professeur des universités émérite, Centre de Recherche en Éducation de Nantes, Université de Nantes

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